Un portrait de femmes, un portrait d'époque, qui n'a rien d'une saga. Un très court roman, presque une nouvelle, une centaine de pages, une lecture bien plus dense et subtile que celle si réductrice qu'annonce cette quatrième de couverture. A travers l'existence de Sonietcha - ainsi que celle de sa fille Tania - saisie à la fois dans le quotidien et la durée, dans sa pleinitude, c'est le tableau de la Russie de Staline, la Seconde Guerre Mondiale, le régime soviétique, la difficulté à vivre, la dimension que donne l'art à la vie, la difficulté et la liberté de l'exprimer par l'art. Quand vivre devient un art. Ou devrais-je écrire, l'art de vivre ?
Sonietchka est lectrice, femme à la fois détachée et transparente, une figure aussi pâle que lumineuse.
" Pendant vingt années, de sept à vingt-sept ans,
Sonietchka avait lu presque sans discontinuer. Elle tombait en lecture comme on tombe en syncope, ne reprenant ses esprits qu'à la dernière page du livre. [...] Elle éludait chaque jour et à chaque instant le nécessité de vivre ces pathétiques et glapissantes années trente en menant paître son âme dans les vastes pâturages de la grande littérature russe, plongeant dans les abîmes angoissants du très suspect
Dostoïevski pour émerger dans les allées ombreuses de
Tourgueniev, ou dans les manoirs de province réchauffés par l'amour généreux et dénué de principes d'un
Leskov qualifié on ne sait pourquoi d'écrivain de second ordre. "
Il ne s'agit pas d'une vie par procuration mais de cette autre dimension. A travers elle, se glissent, glissent, les années de communisme, les destins en une peinture éloquente teintée de dérision.
Le mari de
Sonietchka est un apikoïre, un libre-penseur, peintre, voyageur, réprouvé par le pouvoir. de vingt ans son aîné, il revient de cinq ans d'emprisonnement. Il reprendra peu à peu goût à la vie et le pinceau malgré les prisons qui l'entourent.
" Il y avait longtemps qu'il ne bâtissait plus de projets. le destin l'avait conduit dans des lieux si sinistres, dans l'antichambre de l'enfer, sa volonté animale de survivre était presque à bout, et les crépuscules de l'existence d'ici-bas ne lui semblaient plus si attirants... "
" C'est ainsi que, marchant à la queue leu leu, ils arrivèrent devant l'entrée de l'immeuble où, derrière des portes s'alignant le long d'immenses couloirs, on bâtissait consciencieusement et avec compétence un art socialiste convenable rémunéré, en sortant de temps en temps sur le palier sordide d'encombrantes variantes du géant chauve de la pensée... "
Ce sera le personnage témoin de la société soviétique, un survivant du monde d'avant, comme sa fil
le, double reflet, libre et excessive - " génération déchue grandie dans le dénuement. " - sera celui du monde à venir, comme son amie Jasia sera celui du monde présent.
" Elle était la fille de communiste polonais ayant fui l'invasion fasciste, chacun, par la force des choses, dans une direction différente : son père vers l'ouest, et sa mère, avec son bébé, vers l'est, en Russie. Cette dernière n'avait pas réussi à se fondre dans la masse des millions d'habitants de ce gigantesque pays et avait été charitablement déportée au Kazakhstan, où elle était morte après avoir vivoté tristement pendant dix ans, sans avoir perdu ses idéaux sublimes et absurdes. Jasia s'était retrouvée dans un orphelinat; elle avait manifesté un attachement à la vie peu ordinaire en survivant dans des conditions qui semblaient spécialement conçues pour tuer le corps et l'âme d'une enfant, et s'en était sortie grâce à sa faculté de tirer le maximum d'une situation donnée. "
Ce roman n'est pas celui de la résignation ou de l'amertume, plutôt un consentement, un contentement. Il est le roman de la vérité, d'une profondeur insoupçonnée, celle de
Sonietchka, celles des vérités historiques, sociales et intimes entre les lignes. Il est vivant ce roman aux phrases incisives et ciselées, fondamentalement humain.
Elle n'est pas émouvante cette femme, elle est belle, à l'image de ce récit, une émotion fine.
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