Jérusalem, 1959 : le 17 décembre,
David Ben Gourion, qui vient de remporter pour la quatrième fois les élections législatives israéliennes, présente son cabinet à la Knesset.
«La ville israélienne était cernée par la jordanienne sur trois côtés », à certains endroits «des écriteaux signalaient à travers les barbelés rouillés : «Stop! », «Frontière!», «Terrain miné!», «Danger!», «Attention, zone exposée aux tirs ennemis!».
Deux ans après la fin de la deuxième guerre israélo-arabe, due à la crise de Suez, la tension reste élevée entre Ie jeune État hébreu et Ies États arabes voisins, notamment avec l'Egypte de Nasser. Exercices militaires démonstratifs, incursions aériennes dans les territoires cédés par Israël (Sinaï et Gaza), passés désormais sous tutelle de l'ONU, sont fréquents. À l'intérieur du pays, les incidents impliquant des civils sont tout aussi récurrents, y compris dans la ville trois fois sainte. La menace de nouvelles hostilités est visible, palpable dans le quotidien de la population.
«De temps à autre, un franc-tireur jordanien touchait un passant et des échanges de tirs sporadiques se produisaient».
Les forces en jeu dans le conflit qui oppose Juifs et Arabes depuis la création d'un État hébreu en Palestine rendent pratiquement inévitable, tôt ou tard, la perspective d'une troisième guerre israélo-arabe, l'opinion israélienne étant par ailleurs très majoritairement acquise à l'idée que le «grand Israël» ne pourrait pas se construire autrement que par la force militaire. Cette équilibre fragile entre négociations diplomatiques dans un contexte de guerre froide et escarmouches épisodiques sur le terrain va durer jusqu'en 1967, et aboutira finalement à la Guerre des Six Jours.
C'est dans ce contexte historique que
JUDAS, le dernier des romans d'
Amos Oz, publié en 2014, s'inscrit.
La ville même de Jérusalem tout d'abord, au cours de cet hiver froid et pluvieux de 1959, en est un personnage à part entière. Dans les nombreuses déambulations du jeune héros, ou plutôt anti-héros du roman, Shmuel Asch («corpulent, barbu, timide, émotif, socialiste, asthmatique, cyclothymique, les épaules massives, un cou de taureau, des doigts courts et boudinés»), Jérusalem apparaît le plus souvent sous les traits d'une ville morcelée, meurtrie, «exhibant la face brute, à nu de ses murs de pierre», sa topographie ayant été redessinée par de rues bordées de hauts murs, transformées parfois en couloirs flanqués de barbelés, ou bien culminant sur des terrains vagues brumeux, jonchés de débris, limitrophes à des no man's land servant de tampon entre les territoires occupés par les uns et les autres.
Shmuel Asch peut être vu comme un personnage emblématique de l'éveil progressif, par une part encore assez restreinte à cette époque de la jeunesse israélienne, à une critique du sionisme triomphant qui avait permis la création du pays une dizaine d'années plus tôt, et contre lequel très peu de voix au sein de la société civile avaient osé s'élever depuis, au risque d'être considérées à chaque fois comme des traîtres à la cause juive, d'être ostracisées par les dirigeants politiques, ainsi que condamnés par l'opinion publique.
Et, pourquoi pas, ne serait-il par ailleurs un double fictionnel de l'auteur, lui-même âgé d'une vingtaine d'années à l'époque, en 1959 ? Issu d'une famille installée en Palestine mandataire dès 1930 et inscrite dans le courant du sionisme révisionniste militant pour l'implantation d'un Etat hébreu en Palestine,
Amos Oz, sera lui aussi, à l'image de son Shmuel, très tôt séduit par les idées de gauche. À l'âge de quinze ans, il décide de partir vivre en kibboutz, où il adoptera le nom d'«Oz» («force» en hébreu). A partir de cette première rupture idéologique («Jusqu'à l'âge de 12-13 ans, j'étais fanatique et militariste, je croyais en la force militaire, j'aimais le slogan de
Vladimir Jabotinsky, leader de la droite nationaliste : «Dans le sang et le feu, Israël est tombé. Dans le sang et le feu, Israël se relèvera»), Oz développera une pensée originale sur la question du sionisme et figurera plus tard parmi les intellectuels les plus influents en Israël, l'un des premiers à plaider ouvertement, juste après la Guerre des Six Jours, en faveur de la séparation en deux États comme étant la seule solution envisageable pour mettre fin au conflit entre Israéliens et Palestiniens.
Shmuel, lui, quitté du jour au lendemain par sa petite amie, se voit en même temps couper les vivres par ses parents suite à un revers financier important subi par sa famille. Il se retrouve ainsi dans l'imminence de devoir abandonner des études universitaires à défaut de pouvoir continuer à les financer par ses propres moyens. Éprouvant en même temps le besoin de prendre de la distance par rapport à son entourage familial et à ses quelques amis appartenant au Cercle du renouveau socialiste, ces derniers en pleine scission et débandade aussi, suite aux révélations spectaculaires du dernier congrès du Parti communiste de l'Union soviétique sur la «terreur» stalinienne, il se sent un peu perdu. Errant la nuit, «tel un ours déboussolé», dans les rues désertes du centre-ville battues par un vent glacé, il finit par se décider à tout plaquer, y compris son mémoire sur «Jésus dans la tradition juive» et à quitter le plus rapidement possible Jérusalem pour aller chercher du travail dans une ville nouvelle en train d'être édifiée au fin fond du désert du Néguev. C'est alors, en allant déposer une affichette dans le hall de son université, afin de vendre les quelques affaires qu'il possédait dans sa chambre en location, que Shmuel tombera sur une annonce cherchant «un étudiant en sciences humaines pour servir d'homme de compagnie à un invalide de 70 ans très cultivé».
En nous faisant pénétrer avec Shmuel dans la vieille bâtisse de pierre de la rue Harav Elbaz, avec ses territoires bien démarqués, ses accès réservés, avec ses zones interdites et ses secrets cachés derrière des portes systématiquement closes, c'est d'une certaine manière à une allégorie de la ville de Jérusalem elle-même à laquelle
Amos Oz invite le lecteur. Maison habitée par le profond désenchantement teinté de cynisme de Gershom Wald, et par l'anesthésie des sentiments de la belle et inaccessible Atalia Abravanel, sous le charme de laquelle notre jeune héros tombera immanquablement, ses occupants incarnent le terrible déchirement, l'immense douleur, l'amertume de ceux qui ayant participé à la naissance d'Israël, ont vu l'histoire récente et le rêve sioniste de fonder un État hébreu juste et équitable se transformer progressivement en un cauchemar à répétition, funestement inextricable, fait de haine, de violence, de discrimination et de destruction.
Sous l'apparence d'une banale histoire de passion de jeunesse, réunissant des personnages à vif dans un huis clos où chacun finira, avec force pudeur et réserve, par se dévoiler aux yeux de l'émotif et idéaliste Shmuel, touchant de sincérité et de maladresse juvéniles, l'auteur réussit en même temps à faire émerger dans
JUDAS un brillant roman d'idées, qui à mon sens serait le véritable leitmotiv de ce livre.
Amos Oz propose entre autres une version révolutionnaire, intéressante et intellectuellement très séduisante du rôle qu'aurait joué la trahison de
Judas dans l'avènement du christianisme, ainsi que sur l'absence surprenante de ce dernier dans tous les récits de la tradition juive narrant la vie de Jésus (le sujet du mémoire de Shmuel) et sur la place occupée par l'apôtre dans l'imaginaire antisémite.
JUDAS incite le lecteur, par le récit vivant de la trajectoire et des prises de position de ses personnages, à porter un regard ouvert et non-reducteur sur les diverses composantes du mouvement sioniste, aux aspirations et aux limites de ses différentes conceptions et orientations politiques.
Mais le roman est néanmoins avant tout une ode magnifique à la liberté de pensée et à ceux qui ont le courage et la clairvoyance de défier les systèmes d'idées uniques et majoritaires, les conceptions consacrées et les jugements dogmatiques, au risque d'être mis à l'écart, considérés comme des traîtres et maudits par leurs semblables.
En 2018, déjà gravement malade,
Amos Oz a donné une conférence à l'Université de Tel-Aviv, plaidant une dernière fois, dans ce qui restera comme son testament politique, pour la cessation immédiate de toute occupation des territoires palestiniens par Israël, et pour la création de deux États séparés et indépendants au Moyen-Orient.