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Sylvie Cohen (Traducteur)
EAN : 9782070766772
560 pages
Gallimard (15/02/2004)
4.11/5   261 notes
Résumé :
«Tu veux jouer à inventer des histoires ? Un chapitre chacun ? Je commence ? Il était une fois un village que ses habitants avaient déserté. Même les chats et les chiens étaient partis. Et les oiseaux aussi... »

Le petit garçon qui joue ainsi à inventer des histoires à la demande de sa mère est devenu un grand romancier. Sa mère n'est plus là, mais il tient malgré tout à poursuivre la relation de l'existence tumultueuse de sa famille et de ses aïeux.... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (49) Voir plus Ajouter une critique
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J'avais entendu parler d'Amos Oz comme un des leaders du mouvement « La paix maintenant ». C'est cette réputation qui m'a donné envie de découvrir cet auteur majeur de la littérature israélienne contemporaine.
Une histoire d'amour et de ténèbres… le titre est bien choisi, autant au niveau intime que politique.

L'amour et les ténèbres ont marqué la relation qu'Amos Oz entretenait avec sa mère Fania, qui s'est suicidée quand il n'avait que douze ans, ainsi que la relation de l'écrivain avec cet autre que représente le peuple arabe : les Palestiniens. Sa tentative lorsqu'il était enfant de se lier d'amitié avec Aïcha et son frère Awad se termine en catastrophe et symbolise de façon troublante l'amitié impossible entre deux peuples qui ne parviennent pas à se comprendre et s'entendre. En toile de fond se trouve toujours l'horreur de la Shoah, des persécutions, des pogroms, drames absolus des Juifs, qui fait dire à Ephraïm Avnieri, un des fondateurs du kibboutz où le jeune Amos s'est réfugié après la mort de sa mère, pour tenter d'avancer : « Personne au monde ne veut de moi, nulle part. La question est là […] C'est l'unique raison pour laquelle je porte une arme, pour qu'ils ne me chassent pas d'ici aussi. Mais je ne traiterai jamais d' « assassins » les Arabes qui ont perdu leurs villages. »

Une atmosphère mélancolique plane sur ce livre, atmosphère que l'on retrouve parfois aussi chez Modiano (Rue des Boutiques Obscures) ou Zweig (La Pitié dangereuse) et qui est loin de me déplaire. Loin de la mode de la « feel good littérature », elle est propice à une réflexion qui n'est jamais caricaturale ou manichéenne et amène le lecteur vers une meilleure compréhension du monde et une plus grande lucidité.
Grâce à ce livre, j'ai effectué une immersion radicale dans une culture que je ne connaissais pas : celle des érudits juifs ashkénazes qui discutent de philosophie et de politique, étudient le talmud, la mishna et la gemara dans des yeshivas. Tout ce vocabulaire spécifique rend un peu la lecture difficile au départ mais c'est aussi la découverte d'un univers intellectuel très riche. La famille Klausner, le vrai nom d'Amos Oz, connaissait un prix Nobel de littérature : S.J. Agnon dont l'oeuvre a marqué l'écrivain, en particulier À la fleur de l'âge qui lui rappelle Fania, sa mère.
J'ai aimé les réflexions d'Amos Oz sur l'écriture et la dette qu'il affirme avoir à l'égard de Sherwood Anderson, grand écrivain qu'il m'a fait découvrir et qui mériterait sans doute d'être davantage connu. Celui-ci lui a appris que la vie des gens ordinaires valait aussi la peine d'être racontée et il l'a mis en pratique en racontant les rêves, les espoirs et les souffrances des habitants du kibboutz.
L'imagination de l'auteur est foisonnante. Ce roman, en partie autobiographique, brasse plusieurs thèmes très intéressants voire passionnants : de la construction de l'État d'Israël aux débats sur le sionisme, le conflit israélo-palestinien, la responsabilité des Britanniques dans l'échec du plan de partage de la Palestine à l'ONU en 1947, qui a provoqué une guerre interminable et de nombreuses victimes et même un diplomate assassiné, le comte suédois Bernadotte. le thème le plus émouvant du livre est la quête sans fin d'Amos Oz pour comprendre sa mère et son geste irrévocable. Il lui consacrera un livre Mon Michael, sur une femme qui n'arrive pas à être heureuse. Pourquoi ? À cause des déceptions de la vie conjugale, des rêves impossibles à réaliser ou du souvenir des amis morts en Ukraine au cours de la Shoah par balles ? C'est pourtant grâce à Fania qu'Amos Oz est devenu écrivain puisqu'elle jouait avec lui à inventer des histoires et qu'il a continué seul de le faire après sa mort, cruelle pour un enfant. C'est elle qui lui inspire certains des plus beaux passages du livre. Elle donne à ce dernier une dimension tragique et poétique, bouleversante pour le lecteur qui ne peut s'empêcher de partager la souffrance de l'auteur, surgie du souvenir de cette femme énigmatique et tourmentée. Son suicide demeurera à jamais un mystère insoluble.
Une histoire d'amour et de ténèbres est une grande oeuvre de la littérature israélienne qui illustre à merveille les vers de Baudelaire dans Les Fleurs du mal : « Tu m'as donné ta boue » ou ta souffrance « et j'en ai fait de l'or ».
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Encore une relecture.

Les debuts m'ont un peu agace. J'ai senti qu'Oz se laissait aller vers trop de narcissisme, meme pour une autobiographie. Et je n'ai pas aime sa facon d'houspiller le mauvais lecteur qui "veut tout savoir, immediatement", et les mauvais journalistes: "Professeur Nabokov, avait questionne un jour une journaliste, en direct, a la television, are you really so hooked on little girls? A moi aussi, des journalistes enthousiastes me demandent, au nom du droit de savoir du public, si ma femme m'a servi de modele pour le personnage de Hannah dans Mon Michael [...] Pourquoi ces journalistes essouffles en ont-ils apres Nabokov et moi?"


Heureusement, au fil des pages, le narcissisme s'estompe jusqu'a disparaitre, et Oz enjambe les frontieres de l'autobiographie pour ecrire une biographie de ses parents, de ses grands-parents, et a travers ses ancetres une histoire des juifs en Europe de l'Est, une histoire de l'implantation juive en Palestine, du conflit qui s'ensuit avec les palestiniens, mettant l'accent sur Jerusalem. Une fresque monumentale, non lineaire, et pas simpliste ni simplificatrice, mais qui au contraire met en relief les debats d'idees sur l'essence de la societe israelienne et les diverses positions face au conflit. Ce qui en fait pour moi non seulement une des plus grandes oeuvres de la litterature israelienne, mais aussi une des grandes oeuvres de la litterature juive de tous les temps. J'exagere? Presque pas.


Oz est connu pour ses prises de position envers une paix juste, equitable envers les palestiniens comme envers les israeliens. Cela transparait dans son livre, dans beaucoup de pages differentes, et surtout une, ou il met dans la bouche d'un kibboutznik ce qui peut etre considere comme son credo: "Une nuit d'hiver je m'etais retrouve de garde en compagnie d'Ephraim Avneri. [...] Je demandai a Ephraim si, pendant la guerre d'independance ou les emeutes des annees trente, il lui etait arrive de tirer et tuer un de ces assassins. [..] --Des assassins? Mais qu'aurais-tu voulu qu'ils fassent? de leur point de vue, nous sommes des extraterrestres qui avons envahi leur pays et le grignotons petit a petit. [...] Qu'est-ce que tu croyais? Qu'ils allaient nous remercier? Qu'ils nous accueilleraient en fanfare? Qu'ils nous remettraient respectueusement les cles du pays sous pretexte que nos ancetres y vivaient autrefois? En quoi est-ce extraordinaire qu'ils aient pris les armes contre nous? Et maintenant que nous les avons battu et que des centaines de milliers d'entre-eux vivent dans des camps, penses-tu vraiment qu'ils vont se rejouir avec nous et nous souhaiter bonne chance? [...] En 48 il y a eu une guerre terrible, et ils se sont debrouilles pour que ce soit eux ou nous, et on a gagne et on le leur a pris. Il n'y a pas de quoi etre fier! Mais si c'etaient eux qui avaient gagne en 48 il y aurait encore moins de quoi etre fier: ils n'auraient pas laisse un seul juif vivant. C'est parce que nous leur avons pris ce que nous leur avons pris en 48 que nous avons ce que nous avons aujourd'hui. Et c'est parce que nous avons quelque chose maintenant que nous ne devons rien leur prendre de plus. Si nous leur en prenons plus un jour, maintenant que nous avons quelque chose, nous commettrons un tres grave peche. -- Et si les fedayin debarquaient maintenant? --Dans ce cas, soupira Ephraim, ey bien, il faudra nous aplatir dans la boue et tirer. Et on aura interet a tirer mieux et plus vite. Pas parce que ce sont des assassins, mais pour la simple raison que nous avons egalement le droit de vivre et d'avoir un pays a nous."


Oz est un sioniste eclaire: pour que l'Etat juif ait un avenir, il faut que les palestiniens aient aussi un etat, viable (donc pas dans les frontieres etriquees que veulent leur destiner Netanyahu et Trump), ou ils pourront se developper normalement. Malheureusement ce ne sont pas les sionistes realistes comme lui qui sont au pouvoir aujourd'hui mais des fanatiques messianiques aveugles qui marchent a rebours de l'histoire et ne pourront apporter d'apres moi que tribulations et malheurs, a tous, a tous ceux qui vivent dans ce quartier de la planete.


Mais assez parle histoire et politique. Une histoire d'amour et de tenebres est avant tout et apres tout un tres beau livre, complexe, bigarre, bouleversant (et oui, je n'ai rien dit de la maladie, du suicide de la mere de l'auteur, qui sont de grands moments de ce livre, carrement dechirants), et ecrit par un maitre conteur, un tres grand artisan en litterature. Un livre qui transcende son cadre geographique pour devenir d'interet universel. Un livre que je conseille a tous. Un must.
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Quand je me suis lancé dans Une histoire d'amour et de ténèbres, une autobiographie imposante d'environ 850 pages, je craignais de me perdre dans la reconstitution d'une vie bien remplie. Heureusement, ce n'est pas le cas. Amos Oz porte son attention (et celle de ses lecteurs) sur ses premières années, son enfance, son adolescence, un début de vie adulte. Un peu aussi sur ses racines, l'histoire de sa famille, avec des aïeuls tant paternels que maternels provenant de presque tous les coins de l'Europe de l'Est (Russie, Pologne, Lituanie, Galicie, etc.). Les membres de beaucoup de ces familles se sont retrouvés à Tel-Aviv, Haïfa ou Jérusalem au début du siècle dernier. C'est autant leur histoire qu'Oz raconte, et celle de quelques voisins qui deviennent des personnages colorés, chacun avec ses manies qui le rendent si particulier, mémorable. le premier qui me vient en tête, c'est la grand-mère avec son obsession de la propreté, dont la lutte contre les microbes imaginaires devenait épique, entre autres obligeant son mari à pulvériser au DDT tous les jours les coins de leur minuscule appartement.

Une histoire d'amour et de ténèbres porte bien son titre. Comme tout ouvrage de ce genre, surtout quand on remonte très loin dans les souvenirs, la magie de l'enfance ne tarde pas à faire surface. On y retrouve quelques anecdotes drôles ou attendrissantes, des événements anodins mais qui prennent une tournure extraordinairement dramatique. le premier qui me vient en tête, c'est quand il s'enferme involontairement dans le réduit d'une boutique et qu'un monsieur arabe réussit à le sortir de là, en pleurs. le jeune Amos grandit, vieillit, puis, sans crier gare, la narration revient en arrière. Au début, cela m'a agacé, j'avais l'impression de ne pas progresser. Toutefois, je me suis ravisé : ces retours en arrière, bien que nombreux, ne constituaient jamais (il me semble) une redite, on apprenait toujours quelque chose de nouveau qui permettait de jeter un éclairage nouveau sur un ou des personnages, sinon au cours des choses. Si cela a rendu le récit plus compliqué, il l'a aussi rendu plus intéressant que ne l'aurait fait une narration purement linéaire. du moins, c'est ce que je crois.

Évidemment, raconter l'histoire d'une famille juive, c'est aussi l'occasion de parler des pogroms en Russie au début du siècle dernier, de l'Holocauste, de la création de l'état d'Israël puis de la guerre contre les Arabes, aussi la vie dans les kibboutz. de tels événements marquent obligatoirement l'imaginaire d'un enfant, d'un jeune homme. Toutefois, s'il était présent (surtout pour les deux derniers), Oz n'a pas été directement impliqué. Incidemment, Une histoire d'amour et de ténèbres porte davantage sur des épisodes plus personnels de l'auteur. L'amour, c'est sa famille, son entourage. Les ténèbres aussi, en grande partie. Les passages avec sa mère, surtout ceux qui précèdent son suicide alors que son fils n'a que douze ans, étaient émouvants.

Le dernier aspect qui m'a particulièrement plu dans Une histoire d'amour et de ténèbres, c'est l'aspect littéraire. C'est ce que je scrute le plus dans l'autobiographie d'un écrivain. La famille Klausner n'était pas pauvre, mais pas particulièrement riche non plus. « Des livres, en revanche, on en avait à profusion, les murs en étaient tapissés, dans le couloir, la cuisine, l'entrée, sur les rebords des fenêtres, que sais-je encore? » (p. 42). C'est l'avantage de grandir dans une famille d'intellectuels et de lettrés. J'aurais aimé vivre dans un tel environnement. Dans tous les cas, cela a influencé le jeune Amos car, après son expérience plus ou moins réussie dans un kibboutz, il se tourne vers les études littéraires et commence à lire les grands auteurs. J'ADORE découvrir les influences des écrivains, c'est souvent l'occasion de renouer avec quelques auteurs ou de découvrir de nouvelles plumes, certaines de leurs oeuvres : Jabotinsky, Agnon, Luzzatto, Tourgueniev, Pouchkine, Schiller, Mazzini…

Au final, j'ai aimé beaucoup plus que je ne l'aurais cru cette autobiographie. Pour tout dire, je l'ai adorée. Amos Oz livre un récit intimiste, auquel beaucoup peuvent s'identifier (je fais référence ici au contexte familial, pas à la situation politique), sinon tenter de se projeter. La plume est jolie et accessible, jamais je ne me suis sentie dépassée malgré l'environnement juif-Israélien qui m'est complètement étranger. La reconstitution de ce monde révolu fut un beau moment de lecture.
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Sur 842 pages (format poche), Amos Oz retrace, non seulement sa vie et celle de sa famille, mais également l'histoire de l'Europe de l'Est et de la création de l'état d'Israël.

Un très grand livre qui nous éclaire sur l'antagonisme entre arabes et juifs (que l'auteur compare à des enfants martyres qui ne voient dans l'autre que leurs tortionnaires et incapables de comprendre ce qui pourrait les rapprocher).

Essentiel !
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Rarement le titre d'un ouvrage ne m'a paru contenir autant le livre. Une histoire d'amour et de ténèbres : chacun de ces termes déploie en lui-même et dans sa relation avec les deux autres tout ce que contient ce roman autobiographique.

Je vous emmènerais bien comme le fait Amos Oz directement dans les méandres de l'appartement familial, à flanc de colline, dans le dédale obscur d'un couloir alourdi de livres. Chez son grand-oncle Yosef aussi, cet érudit qui pérore, pompeux et geignard dans un décorum de théâtre. Avec son père qui lit et pratique un nombre incroyable de langues mortes ou vivantes, ne supporte pas les silences et les comble de calembours étymologiques. Sa mère, mélancolique et rêveuse. Belle et fantaisiste. Sa mère qui se suicidera alors qu'Amos n'avait que douze ans. Mais il faudrait alors que j'ajoute à chaque anecdote, comme le fait Amos Oz, les dérivations, incursions, bifurcations qui contaminent l'ordre de la narration. Que je revienne en arrière en Europe, aux racines des familles maternelles et paternelles. Que je vous perde dans des discussions profondes ou hors sol tandis que la douleur s'écoule et qu'on n'en parle même pas. Que les attaques palestiniennes ripostent aussitôt à la résolution de l'ONU en faveur de l'Etat israélien. Que vous entendiez avec moi le contre-point de ce camarade du kibboutz qui met en perspective la réaction aussi monstrueuse qu'attendue des Palestiniens dont on a envahi les terres au nom d'une histoire de deux-mille ans et d'un génocide encore tout récent. Que la guerre et ses privations reviennent au-devant de la scène avec la lecture de milliers de romans, avec les premières amours d'Amos, ses batailles homériques sur le tapis de l'appartement, des boutons pour armées, lui en héros pour remettre le monde d'aplomb. Que je recopie l'intégralité du roman en somme.

L'histoire est racontée depuis 2001, époque où le narrateur est déjà plusieurs fois grand-père et peut, de manière sinon distancée, au moins apaisée interroger ses souvenirs, les hypothèses qu'il émet sur la chaine des causalités. On y gagne une peinture tout en détail de deux générations d'aînés meurtries par la guerre mais aussi habitées d'une soif de connaissance colossale. Amour et ténèbres car à l'impossible dire d'émotions empêchées se substitue le labyrinthique chemin des savoirs. En plusieurs langues, selon la taxinomie subtile d'exégètes que rien n'effraie. Dans un abyssal aveuglement pour la résonnance affective. Mais sans qu'il soit possible de dire qu'il aurait dû en être autrement.

Coupé dans son élan par la mort de sa mère, écoeuré par l'invraisemblable inadéquation d'une réponse livresque, Amos va tenter de s'inventer une troisième voie et de forcir ses muscles, de bronzer son teint blême dans le travail agricole d'un kibboutz. Il y finira écrivain, amoureux de la fille du bibliothécaire. On n'échappe ni à l'amour ni aux ténèbres.

On y gagne un vertigineux rapport à l'existence, un humour où le terre à terre taquine la métaphysique, une humilité radicale, riche pourtant d'une connaissance encyclopédique. On y gagne un roman dense, à la lecture parfois ardue mais toujours envoutante.

J'ai commencé cette lecture avant les attentats iniques du Hamas contre les populations civiles d'Israël. C'était étrange, à mesure que les jours passaient et que j'avançais dans ma lecture, de constater que ces histoires vieilles de plusieurs dizaines d'années n'avaient rien d'accompli et qu'elles résonnaient encore bien après qu'elles ont été couchées sur le papier. C'était doux-amer de lire le caractère inextricable de la situation déjà si bien dépeint dans ces pages. Peut-être la meilleure manière de bercer mon impuissance et d'embrasser dans un même hommage les victimes de ces inéluctables et intolérables conflits.
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Citations et extraits (99) Voir plus Ajouter une citation
Au cours des semaines et des mois qui suivirent sa mort, je n'ai pas songé une seconde à sa souffrance. Je me suis bouché les oreilles pour ne pas entendre le cri de détresse silencieux qui lui avait succédé et résonnait dans tout l'appartement. Je n'éprouvais pas la moindre compassion. Ni regrets. Pas même de tristesse parce qu'elle était morte : je ne ressentais qu'humiliation et colère. Quand mes yeux tombaient sur son tablier à carreaux qui était resté accroché derrière la porte de la cuisine plusieurs semaines après sa mort, j'étais furieux comme s'il retournait le couteau dans la plaie. Les objets de toilette de ma mère, son poudrier, sa brosse à cheveux, posés sur son étagère, la verte, dans la salle de bains, me faisaient mal, comme s'ils étaient restés là pour me narguer. La partie de la bibliothèque qui lui était réservée, ses chaussures vides, son odeur qui me prenait à la gorge quand j'ouvrais la porte du côté de maman dans la penderie m'emplissaient d'une rage impuissante. A croire que son pull, qui avait échoué on ne sait comment parmi les miens, me lançait un sourire narquois.....
J'étais en colère pour mon père aussi, parce que sa femme lui avait fait honte, elle l'avait laissé tomber comme une vieille chaussette, comme dans les comédies au cinéma, comme si elle s'était enfuie avec un autre homme. Enfant, on me grondait et on me punissait si j'avais le malheur de ne pas donner signe de vie ne serait-ce que deux ou trois heures : il y avait un règlement très strict à la maison : en partant, il fallait dire où l'on allait et à quelle heure on revenait. Ou laisser un mot à l'endroit habituel, sous le vase.
Chacun d'entre nous.
C'était de la dernière grossièreté de s'en aller au milieu d'une phrase. Elle qui était tellement à cheval sur le tact, l'amabilité, les bonnes manières, qui évitait de vexer, de faire souffrir, qui ménageait tout le monde avec tant de délicatesse ! Comment avait-elle pu ?
Je la détestais.
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La colère s'était apaisée au bout de quelques semaines. Et avec elle, on aurait dit que la couche protectrice, la gangue de plomb qui, les premiers temps, avait amorti le choc et la douleur, avait sauté. J'étais sans défense.
Et cessant de haïr ma mère, je commençais à me faire horreur.
Mon coeur n'était toujours pas prêt à accueillir la souffrance de ma mère, sa solitude, l'asphyxie qui l'empêchait de respirer, le cri de désespoir qu'elle avait poussé les dernières nuits de sa vie. Je vivais toujours mon drame, pas le sien. Mais je ne lui en voulait plus, au contraire, je culpabilisais : si j'avais été un meilleur fils, plus dévoué, qui ne jetait pas ses vêtements par terre, ne la tourmentait pas, ne la contrariait pas, préparait ses devoirs à temps, sortait la poubelle le soir sans se faire prier, ne lui gâchait pas la vie... Si j'avais été plus attentif à ses migraines. Ou si, au moins, je m'étais efforcé de lui faire plaisir...
Si ma mère m'avait quitté de cette façon, sans un regard en arrière, c'était la preuve qu'elle ne m'avait jamais aimé : quand on aime, m'avait-elle appris, on pardonne tout sauf la trahison. On excuse même les contrariétés, le bonnet perdu, les courgettes laissées dans l'assiette.
Abandonner c'est trahir. Et c'est ce qu'elle avait fait avec nous deux papa et moi. Moi, je ne l'aurais jamais quittée comme ça, malgré ses migraines, même si, je le savais maintenant elle ne nous avait jamais aimés, je ne l'aurais jamais quittée de ma vie, malgré ses longs silences, ses sautes d'humeur et même si elle s'enfermait dans sa chambre, dans le noir. Je me serais fâché quelques fois, je ne lui aurais peut-être pas parlé un jour ou deux, mais je ne l'aurais jamais quittée pour toujours. Jamais de la vie....
Si ma mère m'avait laissé en plan, c'était la preuve que je n'étais pas digne d'être aimé..... Quelque chose de si épouvantable que même ma mère, une femme pourtant tendre et sensible, prête à donner son amour à un oiseau, un mendiant dans la rue, un petit chien perdu, incapable de me supporter, avait été forcée de mettre la plus grande distance possible entre elle et moi. Il y a un proverbe arabe qui dit : " Koul gird be'ein emo razal" , au yeux de sa mère, un singe est comme un faon. Sauf moi.
Si j'avais été mignon, au moins un tout petit peu, comme tous les enfants du monde le sont pour leur mère...... si j'avais été comme tout le monde, j'aurais pu avoir une maman moi aussi...
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Un jour - j'avais sept ou huit ans alors que nous étions assis sur l'avant dernière banquette du bus, en route pour le dispensaire ou la boutique de chaussures pour enfants, maman m'avait affirmé qu'avec le temps les livres pourraient changer au moins autant que les humains, avec cette différence que les hommes te plaquent tôt ou tard, dès qu'ils ne trouvent plus en toi de profit, de plaisir, d'intérêt ou de sentiment, tandis que les livres ne te laissent jamais tomber. Toi, tu les dédaigneras parfois, tu en délaisseras certains pendant de longues années, ou pour toujours. Mais même si tu les trahis, ils ne te feront jamais faux bond, eux : ils t'attendront en silence, humblement, sur l'étagère. Des dizaines d'années s'il le faut. Sans une plainte. Et puis une nuit, quand tu en éprouveras soudain le besoin, peut-être à trois heures du matin, et même s'il s'agit d'un livre que tu aurais négligé, voire pratiquement rayé de ta mémoire pendant des années, il ne te décevra pas mais descendra de son perchoir pour te tenir compagnie quand tu en auras besoin. Sans réserve, sans chercher de mauvais prétextes, sans se poser la question de savoir si cela en vaut la peine ou si tu le mérites, il répondra immédiatement à ton appel. Il ne t'abandonnera jamais.
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Les pires conflits entre les individus ou entre les peuples n'opposent pas forcément des opprimés. C'est une idée romanesque largement répandue que d'imaginer que les persécutés se serrent les coudes et agissent comme un seul homme pour combattre le tyran despotique. En réalité, deux enfants martyrs ne sont pas forcément solidaires et leur destin commun ne les rapproche pas nécessairement Souvent, ils ne se considèrent pas comme compagnons d'infortune, mais chacun voit en l'autre l'image terrifiante de leur bourreau commun.
Il en va probablement ainsi entre les Arabes et les Juifs, depuis un siècle.
L'Europe a brimé les Arabes, elle les a humiliés, asservis par l'impérialisme et le colonialisme, elle les a exploités, maltraités, et c'est encore l'Europe qui a persécuté, opprimé les Juifs et qui a autorisé, voire aidé les Allemands à les traquer aux quatre coins du monde et à les exterminer presque tous. Or les Arabes ne nous prennent pas pour une poignée de survivants à moitié hystériques, mais pour le fier rejeton de l'Europe colonialiste, sophistiquée et exploiteuse, revenue en douce au Proche-Orient - cette fois sous le masque du sionisme pour, recommencer à les exploiter, les expulser et les spolier. Nous, nous ne les prenons pas pour des victimes semblables à nous, des frères d’infortune, mais pour des cosaques fomenteurs de pogroms, des antisémites avides de sang, des nazis masqués : comme si nos persécuteurs européens ressurgissaient ici, en Terre d'Israël, avec moustache et keffieh, nos assassins de toujours, obsédés par l'idée de nous couper la gorge, juste pour le plaisir. (p.362-3)
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Ses dangers ? Et si ce n'était pas en raison des dangers du Levant que ma grand-mère se mortifiait et se purifiait par des immersions brûlantes matin, midi et soir, tous les jours de sa vie à Jérusalem, mais à cause de l'envoûtement, de la sensualité et de la fascination orientales, à cause de son propre corps, de la puissante attraction des marchés débordants, déferlant autour d'elle, à lui couper la respiration au creux du ventre, qui l'envoûtaient, décomposée, jambes flageolantes, par cette débauche de légumes, de fruits, de fromages épicés, ces odeurs âcres, et toutes ces incroyables nourritures gutturales, si curieuses, étrangères et excitantes, et ces mains avides qui palpaient, fouillaient jusque dans l'intimité du fruit et du légume, et ces piments rouges, ces olives assaisonnées, ces viandes grasses, sanglantes, qui, étalant leur nudité rougissante d'écorché, se balançaient au bout de leur crochet, et la profusion d'épices, d'aromates et de poudres, jusqu'à la liquéfaction, voire la syncope, toute la gamme des sortilèges dépravés du monde amer, piquant et salé, où dominaient les odeurs de café vert qui s'immisçaient jusque dans les entrailles, et les récipients de verre remplis de boissons multicolores où surnageaient des cubes de glace et des rondelles de citron, et les portefaix robustes, basanés et velus, nus jusqu'à la taille, dont les dorsaux jouaient sous l'effort à travers la peau tiède et dégoulinaient de sueur irradiant au soleil. Et si les rituels de propreté de ma grand-mère n'étaient qu'une combinaison spatiale hermétique et stérile ? Une ceinture de chasteté antiseptique qu'elle s'était forgée pour s'y barricader de son plein gré, depuis le premier jour, et qu'elle avait fermée par sept cadenas dont elle avait détruit les clés ?
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Vidéo de Amos Oz
1/10 Amos Oz : Ailleurs peut-être (France Culture - Adaptation radiophonique). Diffusion sur France Culture du 20 juin au 1er juillet 2016. Photographie : Arad. Amos Oz. 2004 © MICHA BAR AM / MAGNUM PHOTOS. La vie de tous les jours dans un kibboutz imaginaire des années 60, décrite par un des plus grands écrivains israéliens contemporains. Roman traduit de l’hébreu par Judith Kauffmann. Adaptation : Victoria Kaario. Réalisation : Jean-Matthieu Zahnd. Conseillère littéraire : Emmanuelle Chevrière. Ce feuilleton en dix épisodes est l’adaptation du premier roman d’Amos Oz, « Ailleurs peut-être », publié aux Éditions Gallimard. Amos Oz y dépeint la vie des membres d’un kibboutz imaginaire, celui de Metsoudat-Ram, dans les années soixante. Sur le fil d’une année, Ezra, Reouven, Bronka, Noga et les autres, s’aiment, se trompent, se quittent, font des enfants, légitimes ou pas. Et ces drames intimes qui jalonnent le récit n’entravent en rien la marche de la vie collective, rythmée tant par les célébrations communistes que par les rumeurs qui empoisonnent la vie des villageois. 1er épisode : Un village idyllique, Messieurs-dames 2ème épisode : Le charme de la banalité quotidienne 3ème épisode : Le Premier Mai 4ème épisode : Puissance du mal 5ème épisode : Deux femmes 6ème épisode : Soirées poétiques 7ème épisode : Un personnage diabolique 8ème épisode : Tu es à nous 9ème épisode : Idylle familiale 10ème épisode : Tableau final Avec : Violaine Schwartz, Quentin Baillot, Jean-Gabriel Nordmann, Evelyne Guimmara, Mohamed Rouabhi, Christine Culerier, Rebecca Stella, Nicolas Lê Quang et bien d’autres Bruitage : Sophie Bissantz Equipe de réalisation : Bernard Lagnel et Anil Bhosle Assistante de réalisation : Julie Gainet Source : France Culture
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