Pistaches et crustacés

L’amour heureux relevait de la fiction, pas de la réalité.
On nous avait bercées d’illusions sur le prince charmant puis on s’était moquées de ce culte inculqué et savamment entretenu. On nous avait appris à ne plus avoir foi en cet idéal, à faire des concessions, à ne pas être trop difficiles. Si cela nous rendait malheureuses, on nous rappelait à l’ordre en nous sommant de faire l’inverse : d’être claires dans nos attentes, de définir nos besoins et sélectionner selon des critères précis. Si l’on avouait chercher l’amour, on nous assénait que ce n’est que quand on ne le cherche pas qu’on le trouve. Si on y renonçait, on nous reprochait de ne pas prendre notre existence en main. On nous égarait dans les préceptes contradictoires. On nous avait asséné que l’amour, ça n’est pas toujours rose, que les passions s’éteignent aussi vite qu’elles s’embrasent, que le bonheur peut se muer en horreur.

Chacune choisit son favori, celui qui serait le sien dans une vie rêvée où l’argent coulerait à flots. Pour Bénédicte, c’est celui tout en couleur, le seul qui ose arborer des couleurs vives : bleu turquoise et orange. Ce ne sont pas ses teintes préférées, mais elle aime la fantaisie, ce qui sort de l’ordinaire. Comme elle n’en a pas trouvé de rose ou de violet, elle se contente bien volontiers de celui-là, avec son jacuzzi sur le ponton, ses canapés et ses écrans géants. Colombe a choisi un bateau gris anthracite, un peu comme dans un James Bond. Il est élégant, d’un luxe simple aux lignes harmonieuses. Il serait presque discret dans ce décor tape-à-l’œil. Elle se voit déjà voguer de nuit, quasi invisible, dans son vaisseau auréolé de mystère, et découvrir chaque matin un nouveau paysage.

Nul besoin de la regarder, il sent son sourire réchauffer sa joue. Puis un baiser profond et passionné scelle leur attirance. Il l’enlace si puissamment qu’elle se cambre dans ses bras. Elle se presse contre lui, dans un mouvement de sensualité qui la surprend. Elle ne veut plus éloigner son corps du sien. À l’oreille, il lui murmure que c’est de la folie pure, qu’il ne sait plus où il en est depuis qu’il l’a aperçue. Jeanne sent l’émotion la gagner, tout cela la dépasse. Feu d’artifice de bonheur. Sensation de n’avoir jamais rien vécu de plus fort que ce moment.

Bien que fatiguées par le voyage, elles restent alertes, et tout mâle entre trente et quarante ans passant devant elles est observé, évalué et plus ou moins apprécié. À trois, elles valent bien toute une bande d’hommes célibataires aux aguets. Elles mettent en place des noms de code, mais des éclats de rire fusent et le stratagème manque cruellement de discrétion. L’épuisement et l’excitation se mêlent : les trois amies remontées à bloc, euphoriques, laissent leur table en terrasse pour aller s’attaquer au vif du sujet : les plaisanciers fortunés en escale.

L’amour, on voyait ça comme un piège où l’on s’égare, où l’on s’oublie. Une émotion dangereuse. On avait expérimenté l’amour qui fane et qui éteint. On craignait de se laisser posséder et manipuler, de perdre notre identité. Alors, on l’avait chassé de nos priorités. On combattait ardemment ce qui restait de nos aspirations romantiques. Elles n’étaient plus traitées que sur le mode de l’humour. Être fortes et indépendantes était devenu notre cheval de bataille. Pas de mariage, pas d’engagement, on ne voulait pas de ces chaînes.