Robert Proctor, historien et professeur à Stanford, développe en long en large et en travers l'histoire de l'arrivée du tabac dans les ménages américains puis du monde entier, les manipulations ahurissantes des lobbys du tabac, les stratégies de communication et de vente du secteur, les tentatives de contrôle par les gouvernements qui se font systématiquement fermer la bouche, l'achat des médecins et chercheurs, la falsification des informations, etc., le tout appuyé par de très sérieuses et véridiques sources, des témoignages et des analyses poussées...
Depuis ma plus "tendre" enfance, je suis farouchement contre le tabac, sous absolument toutes ses formes : les fumeurs invétérés, les fumeurs malades, les fumeurs toxicos, les fumeurs insouciants, les fumeurs tout court ; le tabagisme passif ; la nicotine qui détruit le corps ; la fumée qui pue, les fringues et les maisons qui puent, les gens et leur haleine qui puent... Au point qu'à 10 ans, je cachais les paquets de cigarettes d'un ami proche de mon père à chaque fois qu'il venait déjeuner à la maison. Au point qu'à 12 ans je ne me gênais pas pour dire aux gens au restaurant qu'ils empêchaient tout le monde de respirer avec leurs clopes (j'ai dit "tendre" avec des guillemets, rappelez-vous). Au point que je n'ai jamais compati au sort de malades du tabac qui ont fumé toute leur vie. Au point que je suis sans pitié pour les consommateurs qui te disent que tout leur budget extra du mois passe dans leur drogue chérie que pourtant 99,99% d'entre eux dit que c'est de la merde à chaque fois qu'ils y touchent et que la moitié ne sait même plus comment ils ont commencé mais rêveraient de n'avoir jamais commencé justement (la suite développe comment ces populations ont souvent été rendu accros malgré elles).
Quand le film le Pari (1997) est sorti avec sa phrase cultissime "Le tabac, c'est tabou, on en viendra tous à bout", j'ai trouvé une sorte de Graal en faveur de mes arguments peu éclairés du contexte global de jeune ado. Quand la loi a interdit le tabac dans les espaces publics, mon niveau de satisfaction et vengeance a explosé, même si je n'avais pas encore songé à l'effet secondaire à venir des meutes de fumeurs en manque envahissant les trottoirs à la sortie des entreprises pendant la pause café. Et puis un jour, en m'expatriant une fois adulte dans un pays où peu de gens fument, j'ai fini par trouver une sorte de terre promise.
C'est après tout ça que j'ai entendu parler de cette étude et que je me suis rendu compte qu'une bonne dose de nuance et de contexte me manquait.
Malgré toutes mes années d'activisme passif (notez l'oxymore) hyper focalisé sur l'espace qui m'entourait, je n'avais même pas idée du quart du centième de la moitié de la laideur terrifiante et abominable du système qui entoure le monde du tabac. Grâce à Proctor et à son travail de recherche titanesque, je suis rentrée dans les méandres absolument détestables et cruels du milieu, avec pour résultat cette première question : "comment les gens de l'industrie du tabac peuvent-ils se regarder dans un miroir avec tout ce qu'ils font délibérément à la population mondiale ?".
Oui, oui, l'argent, on sait.
Bien sûr, Proctor ne s'arrête pas à cette constatation de base et tellement évidente. Il va au coeur du problème, remonte à ses origines, rentre dans tous ses tentacules entortillés. Voici pêle-mêle ce qu'on peut retenir de cette étude :
1) Ce qui revient le plus, c'est la manipulation pure et simple qui entoure la communication autour du tabac, sous de très nombreuses formes : le conditionnement de la pensée du consommateur, la réécriture de la réalité et de faits historiques (les Républicains de l'ère Trump n'ont décidément pas inventé les faits alternatifs), le détournement des résultats scientifiques, les mensonges sous serment face aux commissions gouvernementales, la pression sous couvert de pots-de-vin exercée sur les médecins et chercheurs, l'abus de confiance généralisé et l'assurance de pouvoir compter sur l'ignorance travaillée et entretenue de longue date du public grâce à des campagnes de désinformation massives financées à hauteur de milliards de dollars, l'achat de secteurs ayant le vent en poupe comme l'industrie du cinéma, de l'information ou même celui du textile en créant la chemise pour homme avec une poche sur la poitrine, et j'en passe des vertes et des pas mûres.
2) Au niveau scientifique de la chose et quand on aime bien les chiffres, on apprend que le nombre de morts par jour aux Etats-Unis dû à la cigarette équivaut au nombre de passagers de deux gros-porteurs style A380, que les armes à feu et nucléaires ont tué bien moins que la cigarette, qu'environ 100 millions de personnes sont mortes du tabagisme au 20ème siècle et que le même résultat est attendu pour le 21ème, qu'on estime à six mille milliards (6 000 000 000 000 !) le nombre de cigarettes fumées chaque année, soit une ligne de clopes sans interruption qui va de la Terre au Soleil et du Soleil à la Terre avec suffisamment de restes pour faire deux allers-retours pour Mars (ça donne aussi une idée du capital pollueur suprême de ces objets), ou que la taxation du tabac rapporte aux gouvernements européens l'équivalent de 15% de leurs budgets annuels, ce qui prouve bien qu'ils ne peuvent pas s'en passer et que même si les gouvernements partent en guerre contre l'industrie du tabac, les deux finissent quand même, via les mécanismes économiques respectifs, par en profiter.
3) Au niveau médical et humain, on apprend que les effets néfastes et nocifs du tabac étaient connus dès les années 1930 et même suspectés bien avant et que chaque étude le prouvant a à chaque fois été soigneusement démentie par d'autres études parfois bien comiques réalisées par un institut de recherches spécialement créé par l'industrie pour mener ses propres expériences et prouver par a+b qu'elle est transparente alors que c'est tout le contraire qui s'y passe, vu que toutes les études n'arrivant pas à démontrer la cancérogénicité du tabac viennent de là. Ainsi même en sachant la vérité, le milieu continue ouvertement, effrontément et cruellement à nier la dangerosité et les conséquences catastrophiques sur le corps humain du tabac, et ce malgré la quantité extraordinaire depuis des lustres de toutes les preuves à charge. On apprend aussi que même si on sait plus ou moins ce qu'on peut trouver dans une cigarette comme le goudron ou bien sûr la nicotine (la liste est longue, on va s'arrêter là), le grand public ignore généralement qu'il fume aussi des vers et des excréments d'insectes ; que la cigarette "bénéficie" depuis le 19ème siècle d'un traitement spécial qui rend la fumée inhalée encore plus toxique mais aussi plus addictive ; que les fameuses cigarettes "light" n'ont strictement rien de "light" et que celles mentholées ou parfumées sont même pires que les autres ; que le secteur cible délibérément les malades mentaux à l'aide d'un programme élégamment appelé "Project Scum", "scum" voulant dire "racaille, vermine" (quel genre d'entreprise qualifie ses clients de racailles ? se demande d'ailleurs Proctor) parce que ces personnes sont généralement dans des situations précaires et dans l'incapacité de se prendre en mains seules donc sont de parfaites petites marionnettes, ainsi que démarche sans cesse les enfants en essayant par tous les moyens possibles et impensables d'attirer l'attention des djeuns sans éveiller les soupçons des gouvernements parce que la science a prouvé qu'un consommateur jeune est plus facile à rendre accro vite et longtemps, et surtout que ce sont des clients très longue durée.
4) Au niveau historique et politique, on découvre aussi notamment qu'une partie du plan Marshall en 1945 incluait dans son budget alimentation des cigarettes américaines (oui, dans le crédit alimentation, vous avez bien lu) sous prétexte en outre que faire fumer de la production américaine à ces Européens allait contribuer à vaincre le communisme (théorie de dingue) !
On pourrait en dire bien plus, développer chaque aspect. Mais pas ici, Proctor le fait tellement bien sur tellement de pages. le tabagisme, c'est la première cause de décès évitable dans le monde. Quand on y touche, on n'a pas le moindre soupçon de la portée de tout ce qu'il y a derrière ces paquets de 10 ou 20, sans compter les nouveaux produits type e-cigarette qui font croire que c'est mieux de fumer ça. Eduquez-vous et prenez conscience de l'abomination de cette industrie au-delà même des quelques chiffres qu'on imagine bien et des conséquences qu'on connaît depuis longtemps. Cette étude, très longue mais très fournie, devrait être mise entre les mains de tout fumeur et des extraits choisis et très forts devraient être donnés aux gosses vers 10 ans.
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