« On n'est jamais trop prudent dans le choix de ses lectures », avait dit
Lucien Jerphagnon.
Je me pencherai quand même sur cette bible du libéralisme effréné qu'est La Grève d'Ayn Rand, encensé aujourd'hui par maints sectateurs. Un ouvrage aussi long appelle un commentaire développé. Je tâcherai d'être aussi concis que possible.
Bien que je l'aie trouvé quelque peu indigeste au vu de certaines longueurs, je pense en avoir appréhendé les ressorts : j'estime donc avoir le droit de le commenter. Et ce que je dirai ne plaira sans doute pas aux zélateurs de Miss Rand. Même si je ne remets pas en question le talent de l'auteur, qui est du reste très bien documentée sur les aspects du monde industriel et scientifique. Passons au reste.
En dépit de sa consistance et de sa complexité, j'ai d'abord trouvé Atlas Shrugged prévisible : les partis pris très tranchés de l'auteur y sont pour quelque chose.
J'en suis d'autant plus surpris que cette écrivain, qui se réclame de la doctrine de l'Objectivisme, un système suivant lequel la réalité est indépendante de toute représentation personnelle... est dans le présent livre, tout sauf objective. le manichéisme qui transperce tout au long de son récit est en fait digne du dernier des rednecks états-uniens, tant il confine à la caricature haineuse.
Pour nous résumer, il y a les bons et les méchants : les premiers étant les gagnants au coeur d'acier, figures emblématiques du rugged individualism, les seconds incarnés par les horribles assistés, captateurs des richesses d'autrui, oisifs pleurnichards et suceurs de sang en tous genres.
À tout seigneur tout honneur, les héros américains sont incarnés par Dagny Taggart, une Wonder Woman de l'entrepreneuriat sans états d'âme; le froid et impassible roi de l'acier Hank Rearden; l'insouciant Francisco d'Anconia, riche joueur aux ambitions effrénées; le magnat du pétrole Ellis Wyatt, qui n'hésite pas de son côté, et pour contrer les manoeuvres des vilains étatistes, à pratiquer une politique qui fut, en d'autres temps, celle d'un certain chef d'état du Moyen-Orient... je ne citerai que ceux-là pour ne pas digresser.
Fidèle à sa vision à l'objectivité discutable,
Ayn Rand oppose à cette pléiade de surhommes les « losers », véritable banc de piranhas au regard fangeux, avec le frère indigne James Taggart, son acolyte Orren Boyle, le professeur dévoyé Floyd Ferris, sans oublier l'érotomane Eric Starnes. Tous ou presque sont bien sûr des profiteurs, des paumés ou des mystiques quelque peu azimutés.
Je passerai outre les conceptions bizarres de l'auteur en matière de relations sentimentales, cela restant une affaire personnelle.
Ce qui crée un malaise à la lecture de ce livre, c'est la capacité de l'auteur à mélanger des éléments de vérité avec des jugements totalement sommaires. Ainsi, on peut être d'accord avec d'Anconia lorsqu'il parle de la nécessité de l'argent (quoiqu'il faut souligner une inexactitude quand il dit que l'argent a remplacé l'esclavage : après tout, à Rome où l'esclavage était une institution, on battait déjà les Sesterces). de même, on ne peut pas contester aux inventeurs et aux créateurs le droit de disposer des fruits de leur travail en leur imposant des ponctions abusives. Un système où régnerait l'égalité absolue est impensable, nous sommes bien d'accord.
D'un autre côté, cataloguer à tout va tous ceux à qui le destin n'a pas donné autant de ressources en les traitant de parasites et de communistes, sans aucun sens des nuances, cela relève de l'idéologie pure et simple. N'en déplaise.
Voici une doctrine, donc, mâtinée d'observations clairvoyantes (notamment à l'encontre du crony capitalism et de ses effets pervers) et de conclusions erronées, qui crée au final une impression d'ambiguïté trouble et désagréable.
Comme l'écrivait
Francis Ponge à propos de l'eau, « Elle m'échappe et cependant me marque, sans que j'y puisse grand-chose. Idéologiquement c'est la même chose : elle m'échappe, échappe à toute définition, mais laisse dans mon esprit des traces, des tâches informes ».
Cet ouvrage est dangereux, dans la mesure où il peut donner suite aux interprétations les plus aberrantes. Si on le prenait au pied de la lettre en tentant de l'appliquer au contexte sclérosé d'aujourd'hui, les conséquences en seraient désastreuses. Il suffit de regarder ce que la mondialisation a déjà engendré en termes de marasme économique et de décadence morale. J'y reviendrai.
En rédigeant cet ouvrage,
Ayn Rand s'est certainement inspirée des entrepreneurs autodidactes et des capitaines d'industrie américains, des Carnegie et des Rockefeller, ces « battants » dont certains pouvaient aussi être de généreux bailleurs de fonds. Sa vision en quelque sorte idéaliste s'est inspirée de ces modèles. Mais de tels cas ne sont que des exceptions. Ils ne justifient pas un anti-étatisme compulsif amalgamant le concept d'état-providence avec des idéologies marxistes et autoritaires.
Croire qu'un système économique laissé à lui-même va se réguler tout seul, c'est aussi naïf que croire, à l'instar de Rousseau, que l'homme est naturellement bon. C'est du non-sens. Pour ma part, je préfère nettement le postulat de Hobbes, le créateur du Léviathan, qui résume tout : Homo homini lupus, l'homme est un loup pour l'homme... y compris dans le domaine économique où, soyons francs, le but est généralement de bouffer le territoire du voisin.
D'ailleurs, j'ouvre une parenthèse pour rappeler que le capitalisme de laisser-faire et le communisme ont en commun de tout miser sur des valeurs purement économiques, au détriment des valeurs esthétiques et culturelles, sans lesquelles il n'est ni de civilisation, ni de nation, ni de peuple. Ces deux systèmes, quoique antinomiques, se complètent. L'un est le pendant de l'autre.
Je rappelle aussi que les progrès de la Civilisation ne sont pas l'apanage du capitalisme texan. Beaucoup d'inventeurs n'ont pas connu l'avènement d'un tel système : Volta, Daguerre, les frères Lumière,
Niels Bohr pour ne citer qu'eux.
C'est la Renaissance qui a été le point de départ du progrès occidental, et non l'essor du modèle américain.
Au modèle simpliste d'Ayn Rand, j'opposerai le florissement artistique et intellectuel de l'Europe, encouragé par les mécènes, et même par ces affreux hommes d'état vilipendés, tel
Louis II de Bavière qui apporta un soutien précieux à
Richard Wagner.
J'opposerai aussi d'autres exemples de réussite que les USA, comme l'Allemagne de Bismarck qui institua les assurances sociales, ou la sociale-démocratie suédoise.
Je reviens au contexte actuel en soulignant que Rand n'avait pas prévu quelque chose d'inédit : les retombées désastreuses du marché libre « globalisé », avec les délocalisations et le sacrifice des emplois nationaux au nom des impératifs du laisser-faire, l'invasion des marchés européens, etc...
Alors, l'idéal d'Ayn Rand ? Une sorte de far-west régi par les lois du chacun-pour-soi ? Il y a fort à croire. Cela dit, en le sortant du contexte où son livre a été publié et en l'érigeant en principe universel, on engendrera à coup sûr un système qui courra à sa propre perte. Un système où l'argent n'est plus un moyen mais une fin en soi.
La société occidentale bassement matérialiste dans laquelle nous vivons aujourd'hui est là pour nous le rappeler et nous mettre en garde.
Un cycle infernal s'amorce : créer des besoins dans le seul but de vendre, faire du fric pour faire du fric, conditionner l'homme pour consommer toujours plus, via un torrent de publicités plus débiles les unes que les autres, bombarder le public avec des spots aux images saccadées... abrutir la jeunesse avec des jeux et des dessins animés idiots... jusqu'à faire de l'individu, au final, un produit jetable à l'envi, condamné à se vendre pour survivre au sein d'un marché où tout est gouverné par les lois de l'échange.
Ma critique est cinglante, mais c'est de bonne guerre si l'on se souvient qu'
Ayn Rand elle-même savait être cassante avec ses contradicteurs.
Par contraste avec les vaticinations de ce que
Nietzsche appelait déjà « ces plats brouillons d'américains », et pour conclure, je mentionnerai le propos de
Dominique Venner qui apporte des éléments de réponse au malaise contemporain, en nous rappelant les vertus Antiques de l'excellence, de la recherche du beau en soi, et qui se réfère à la spiritualité authentiquement européenne, laquelle repose sur la recherche de la perfection et non d'un profit purement matériel prêché par des ultra-libéraux échevelés.