Que dire de ce dernier roman d'
Eric Reinhardt tellement attendu après
L'amour et les forêts et
le Système Victoria ? Pour ma part, que du bien ! Ce récit commence comme un roman autobiographique. En 2006,
Eric Reinhardt apprend que sa femme Margot est atteinte d'un cancer du sein alors qu'il travaille à son roman
Cendrillon. Ils vont dès lors se battre ensemble, lui pour finir son livre à grande vitesse, elle pour guérir « Tu te bats avec ton roman, je me bats contre le cancer, on fait ça tous les deux, ensemble, côte à côte, l'un avec l'autre. Et en septembre, je suis guérie et toi tu sors ton livre. Et après, on passe à autre chose. » « Moi qui ait peur d'écrire, qui entretiens avec la création une relation intimidée, je me suis transformé en instrument sans état d'âme. » « Elle m'a donné la force d'écrire. Je lui ai donné la force de guérir. »
Ils font de leur combat contre la maladie « un moment fort d'amour, de vérité, de beauté, d'exception ». « Il faudrait toujours se comporter, quelles que soient les circonstances, de manière à devenir nostalgiques. C'est-à-dire produire de la beauté. Quelles que soient les circonstances, coûte que coûte, objectif obsessionnel, produire de la beauté. Même avec un cancer. Surtout avec un cancer. La beauté du présent, d'être ensemble, de se battre, de s'aimer. L'intensité et la rareté. »
Mais il est rattrapé, en 2008, par l'angoisse et les larmes, à l'occasion d'une rencontre, celle de Marie, qui a elle aussi lutté contre un cancer et est, comme Margot, « sursitaire ». « Il m'apparaissait aujourd'hui que je n'avais jamais regardé en face le risque affreux de cette réalité… et je payais au prix fort ce reflexe salutaire que j'avais eu, pour pouvoir aider Margot, de ne prendre aucunement au sérieux les dangers de son cancer du sein… Et c'est un an et demi plus tard, le 29 mai 2008, à quelques heures de mon apparition aux Assises internationales du roman, qu'aura enfin été percée cette bulle de protection et d'inconscience où je m'étais réfugiée non pas pour fuir lâchement la maladie, mais au contraire pour l'affronter efficacement… n'était la question de ce que j'avais mis de côté comme terreur, comme tristesse, comme lucidité non vécues, écartées de mon champ de conscience. »
C'est là que le récit bascule vers la fiction, jeu dont l'écrivain est coutumier. Comme souvent chez lui, réalité et fiction se mêlent. « C'est à cette époque, vers l'été 2008, que j'ai commencé à réfléchir à un roman qui aurait réuni un homme dénommé Nicolas, compositeur de musique, une quarantaine d'années, marié et père de deux enfants et une jeune femme que m'aurait inspirée Marie, atteinte d'un cancer incurable. Nicolas aurait été la projection rigoureuse, mais travestie, exagérée et embellie par la fiction, de ma personne, à partir de ce que j'avais vécu avec Margot quand elle avait été malade : il aurait composé une symphonie dans les mêmes ahurissantes conditions d'effervescence que j'avais écrit
Cendrillon, sa femme Mathilde avait guéri au moment où il terminait son oeuvre... et cette dernière avait été un succès ». Et voilà donc le roman dans le roman, une mise en abyme multiple (il y a même à la fin une 3e histoire, à l'identique des deux précédentes, mettant en scène Fréderic et Marlène) et de jeux de miroirs assez vertigineux.
L'écrivain s'interroge sur la route qu'il lui reste à parcourir, sur le défi d'entamer un nouveau roman qui pourrait s'intituler Une seule fleur et qui mettrait en scène Nicolas, célèbre compositeur de musique, dont la compagne Mathilde a bataillé elle aussi contre un cancer, et qui partirait à Milan rejoindre une certaine Marie que le cancer a rattrapé et qui se sait condamnée. Non sans avoir auparavant demandé à son épouse qu'il aime d'accepter et de comprendre son geste. « Je conçois qu'il te soit difficile d'admettre que ce qui me lie à cette femme provienne du fait qu'elle va bientôt mourir, et qu'apprendre qu'elle allait bientôt mourir m'ait rendu inconsolable, et que ce sentiment particulier… doive prendre le nom d'amour, faute d'un mot plus adéquat pour le définir. Cela n'a pas de nom ce qui m'a saisi. Cela n'a pas de nom ce qui s'est emparé de moi… »
Ce roman dans le roman est certes parfois répétitif (forcément) mais il permet à l'auteur de parler de l'intime avec une certaine distance, de parler de ses fantasmes, et d'une certaine façon, de sa peur de la mort pour mieux l'exorciser. En cela ce roman est une vraie création artistique.
L'auteur nous parle également d'un sentiment particulier et inconnu, d'un lien irrationnel entre Nicolas et Marie, fait de désir, d'amour ou d'autre chose qu'on pourrait qualifier d'assez morbide (Eros/ Thanatos). « Ce qu'il vient de vivre, ce désir insensé, instantané, d'une profondeur aussi tangible et terrifiante pour lui que celle d'un gouffre, il ne l'avait jamais rencontré auparavant dans sa vie (le désir qu'il avait senti naître pour Mathilde pour puissant qu'il ait été, était né plus lentement, il avait éclos comme une fleur, peu à peu, au fil des semaines), et il savait que ce désir inopiné avait à voir avec l'amour qu'il éprouvait pour sa femme, avec son désir qu'elle reste en vie, avec la peur qu'il avait eue qu'elle puisse mourir de son cancer du sein, aurais-je écrit sans Une seule fleur. Ce qui l'attirait, sexuellement, chez Marie c'était qu'elle soit en vie, alors qu'elle aurait dû être morte, C'était d'entretenir l'
existence de cette vie. »
Je conçois que ce livre, et les mots d'Éric Reinhardt, puissent choquer certains, en agacer d'autres. Moi je dirais plutôt qu'ils secouent. Son style et sa plume sont magnifiques.
Merci aux éditions Gallimard et à Babelio de m'avoir permis de découvrir ce livre en avant-première.
Petit bémol : la 4ème de couverture, très trompeuse.