Si, selon l'idée fort pertinente de
Max Weber on peut considérer que « l'homme est un animal suspendu dans les toiles de signification qu'il a lui-même tissées », alors la guerre n'a rien d'humain. Pour celui qui la fait, qui la subit, comme Remarque nous le donne à lire dans son chef-d'oeuvre, aucune espèce de signification ne peut s'imposer à l'horreur et à l'absurde du quotidien. Et lorsque ces significations, sur le sens de la vie, la raison du monde, les valeurs justes et la morale bonne, les espoirs légitimes et les pièges à éviter ont dû se tisser nulle part ailleurs qu'au combat, dans le maelstrom de boue des tranchées qui vous emportent tout au fond de la nuit – parce que vous êtes de la génération qui n'a pas eu le temps de vivre avant ni de celle qui pourra espérer vivre
après, alors, dit Remarque : « nous sommes inutiles à nous-mêmes ; quelques-uns s'adapteront ; d'autres se résigneront, et beaucoup seront absolument désemparés ; les années s'écouleront et, finalement, nous succomberons ».
On peut avoir beau jeu, avec certains philosophes de penser que la guerre est la « continuation de la politique par d'autres moyens » (
Clausewitz), qu'elle est « une relation non pas entre l'homme et l'homme mais entre l'État et l'État » (Rousseau), voire de prétendre que « la guerre est le père de toutes les choses » (
Héraclite), qu'elle « est juste si elle est nécessaire » (Machiavel) c'est-à-dire « si sa cause et juste ou qu'elle poursuit le bien commun » (St Thomas d'Aquin) et, encore qu'elle « préserve la santé morale des peuples » (Hegel), ce sont là des déclarations qui sont pertinentes pour un collectif très difficilement palpable : qu'est-ce que ce commun, cette cité, ce politique qui décime ses troupes et condamne ses survivants, et parmi eux, toute une classe d'âge qui devrait rimer avec avenir, à ne plus avoir d'horizon possible ? Si la guerre, sur le papier des déclarations et sur les cartes d'états major, manque singulièrement de consistance, de chair, d'émotions, c'est qu'elle se mène, se "vit", sur le territoire ! Et loin d'une épopée héroïque, elle confronte les corps, les torture, les affame, les brule et les glace, les trempe et les déshydrate. Elle les mélange dans le sang, l'urine, la boue, les débris, les restes : animaux, amis et étrangers. Elle les oppose à des ennemis sans noms, sans visage d'ennemis, partageant les mêmes traits, les mêmes yeux agars de chaque côté du fusil. Elle confronte les corps à toutes les guerres qui forment le grand conflit : contre les rats, contre les maladies, contre l'arrière qui n'est plus du même monde. Elle rend inapte à l'amour, au travail, à la création artistique, à l'espoir même. Elle chamboule jusqu'aux esprits, privant de la morale, anéantissant toute raison, détruisant la foi et les valeurs dont on croyait se faire une boussole. Si elle peut faire naître quelques liens de camaraderie, ils sont autant d'illusion que la mort, toujours à l'affut, cruelle, brutale, omniprésente, viendra arracher tôt ou tard.
La guerre est pourtant tout ce qu'il y a de plus humain : qui d'autres que les hommes se mène des guerres aussi totales ? Aussi folles ? Aussi impitoyables ? Des guerres au risque de l'extermination ! Depuis les temps contemporains surtout, depuis la révolution industrielle en somme, les guerres semblent devenir de plus en plus grandioses dans leur démesure. Et la première guerre mondiale est sans doute le paroxysme de ces guerres totales, elle qui n'eut de raison que celle des puissants qui ne veulent même plus se partager la terre. Elle qui n'eut d'horizon que la dévastation par le fer, le feu, le gaz. Elle qui n'eut pas d'autres héros que des survivants, amputant l'humanité, la dévisageant à tout jamais. Elle n'eut de grandeur que celui des orages d'acier (Jünger).
Si la littérature peut servir à en mesurer l'horreur, pour les générations qui, comme la nôtre, ont été épargnées, Remarque fait sans aucun doute possible partie de ses plus grands guides.