Un récit autobiographique touchant, parfois poétique, qui nous fait découvrir la rudesse du métier de berger et l'étroite connexion qui existe entre les bergers et les animaux, la nature, le cosmos... Un livre apaisant qui parle de choix de vie, sans prosélytisme ni amertume.
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NOTES D’AGNELAGE, DU 20 MARS AU 25 AVRIL
Extrait 3
Va-t-il respirer, s’est-il levé, a-t-il bu, n’ai-je pas oublié de désinfecter le cordon de celle-ci, de celui-ci, cent fois, les questions et les réponses se succèdent. Notre vigilance est intense. Nous n’arrêtons pas.
Les placentas, qu’il faut absolument enlever du fumier, me font l’effet de serpents vigoureux mollement animés, et mes mains en gardent une sensation étonnamment présente et… mouvante, comme si je les tenais encore. Fouiller les brebis procure la même impression, au cœur même de l’animal, parfois très loin, jusqu’au deux tiers de l’avant-bras. Une fois la main engagée, yeux ouverts, les yeux au bout des doigts, je ne vois plus rien, tout est rouge. Rouge sang, rouge vivant. Un agneau est là et je ne sens que ses os. Chair et liquide amniotique se mélangent, je ne peux distinguer que les os du crâne et des pattes avant, et, parfois, de façon inquiétante, un œil mou sous la pression.
[…]
Comment raconter la connivence qui naît entre un paysage et une bergère débutante? La relation qui se crée avec le ciel !? le grand ciel qui appartient à tout le monde, j'apprends à y lire la forme des nuages, à y lire l'heure. J'apprends que la colline est précise jusqu'au brin d'herbe,et, de très loin, je reconnais la pierre qui me sert de siège, le cade où se cachait le lièvre avant-hier. J'apprends sans le vouloir la vitesse de déplacement des brebis et anticipe, sans calcul, à quel moment elles vont sortir de cette parcelle pour aller manger ailleurs. Le temps passe différemment, indifférent à l'heure, alternativement épais ou évanescent. Ce quart d'heure a duré une heure, ces deux heures se sont déjà évaporées, dissoutes dans une liesse intérieure indescriptible. Je découvre un continent de choses sans nom. Rien de ce qui me fait vibrer ne porte plus de nom suffisant.
NOTES D’AGNELAGE, DU 20 MARS AU 25 AVRIL
Extrait 2
Il faudra de quoi les nourrir, un liquide facile à digérer, complet, riche en protéines pour grandir vite, facilement accessible, à la douce température du corps, distribué à volonté, et riche en anticorps. Il faut du colostrum puis du lait dans un pis à deux trayons. Ça tombe bien, la nature est bien faite. Les plus vigoureux, encore tout humides, font leur première tétée en moins de quinze minutes. D’autres auront besoin d’aide à plusieurs reprises. Et quelle histoire parfois pour mettre enfin le trayon dans la bouche avide et maladroite. Surtout que les agneaux détestent qu’on leur touche la tête. Quelle patience, quelle expertise, quand l’agneau est humide, froid maintenant, tout collant et qu’on est très fatigué. Il est arrivé à chacun d’avoir envie de laisser tomber, il boira plus tard, ou jamais, cet imbécile. Si l’agneau est très faible, il faut tout de même le faire téter en asseyant la brebis, en le couchant entre ses jambes, en déclenchant la succion par l’envoi d’un petit jet de lait sur la langue, mais pas trop de lait, qui risque de l’engorger e de le dégoûter de téter, puis introduire le trayon dans la bouche. Si l’agneau tète, il est sans doute sauvé. Sinon, il est mal parti. Un coup à prendre, dit-on. Il est hors de question de s’énerver, l’impatience est bannie de notre maternité !
NOTES D’AGNELAGE, DU 20 MARS AU 25 AVRIL
Extrait 1
Naissances. Boursouflures, sang, liquides visqueux, poches, chairs outrées, outrancières, sanguines, ce qui s’est savamment construit en cinq mois se détache, travail des hormones et des chairs profondes, le miracle est tout entier sous mes yeux, dans mes mains, l’agneau qui arrive a l’air mort, blafard et mou, couvert de sa poche, puis, un hoquet, ça part, un faible bêlement parfois, ça commence au grand air après cinq mois de refuge dans la plus douce des grottes. Les agneaux naissent déjà malaxés par la vie du troupeau, les rythmes, les rots de rumination, la presse des ventres, ils connaissent. Et c’est toute la fragilité d’être dehors qui est troublante, après ces mois de brassage maritime. Comme il est sec, l’air. Comme est dur le sol, comme est lourde la mère qui se couche trop près de son petit. Chaque matière a sa consistance, rude, éprouvée. Après l’indéfini du liquide amniotique, après le long sommeil du venir au Monde, la mortelle subtilité des choses se prononce. La vie profère sa vérité simple et sans appel. Il faut y aller, ou non. Un hoquet, la tête se redresse, le mucus s’écoule et libère les naseaux, la mère lèche avidement le liquide qui couvre son dernier-né. Premières secondes.
Cade la chienne : – (Viens, suis-moi)
La bergère : – Qu'est-ce que tu veux ?
– (Alors, tu viens ?)
– Tu m'emmènes voir les chiots ? Tu sais où Tuppie a fait ses petits ?
Puppie m'a demandé de lui ouvrir la porte vers minuit. Au matin, Cade m'invite à la suivre : elle me montre le chemin qui descend à la bergerie, tête tournée vers moi, ce qu'elle ne fait jamais. Quand je fais mine de rentrer à la maison, elle revient vers moi et me montre à nouveau le chemin à suivre.
– D'accord Cade, je te suis.
Elle m'amène sans hésitation au tunnel où est stocké le fourrage. Puppie a mis bas sous les balles de luzerne. Je congratule Cade, tu es mignonne. Si on m'avait dit qu'un jour un de mes chiens m'indiquerait si clairement un lieu de naissance, je ne l'aurais pas cru.