On a accusé Delacroix d'être un improvisateur. Autant l'homme était pondéré, autant l'artiste était impétueux. Lorsqu'il travaillait, la main exécutait fébrilement les images que le cerveau avait enregistrées. Ce qui constituait la maîtrise de Delacroix ne peut être con- fondu avec la virtuosité des peintres habiles ; la technique n'a rien de commun avec le truc, et la fécondité de Delacroix ne ressemble nulle- ment à la facilité des fabricants de tableaux qui n'obtiennent que des effets superficiels, toujours les mêmes.
Qu'on ne s'y trompe pas ! Quoique presque tous les contemporains de Delacroix aient prétendu le contraire, l'artiste était non seulement le plus grand peintre mais aussi le plus grand dessinateur de son époque. Il connaissait à fond le mécanisme de l'homme et des animaux et notait avec une précision sans égale tous les détails qui le séduisaient. Ses dessins prestement établis ont une liberté d'allure qui effarouche encore les amateurs de plates calligraphies. Aujourd'hui, comme hier, on lui oppose Ingres. Des critiques qui n'ont pas plus compris Ingres que Delacroix, déplorent que le dessin de ce dernier soit si dissemblable de celui du maitre montalbanais.. C'est reprocher à Rembrandt de n'être pas Raphaël.
Triste sort que celui des grands artistes ! Méconnus de leur vivant, il faut que le Temps passe sur leur oeuvre, que plusieurs générations se succèdent, avant que la Renommée leur accorde la place à laquelle ils ont droit parmi leurs pairs. L'Histoire est d'hier, elle est d'aujourd'hui, elle sera de demain, d'après demain et ne finira probablement qu'avec l'Humanité. Ce sont là des vérités banales, à force d'être redites, sur tous les tons, par tous les écrivains — les bons comme les mauvais — à propos des plus injustement méconnus et des plus justement oubliés.
Delacroix admirait sincèrement les œuvres des maîtres les plus sages et ne songeait nullement à poser les principes d'une esthétique nouvelle. Mais doué d'une imagination ardente, il éprouvait une sympathie plus grande pour les peintres du mouvement, de la couleur et des passions tumultueuses. Il était plus près de Michel-Ange, Rembrandt, Rubens, Prud'hon, Gros, Géricault, que de Raphaël, Léonard de Vinci et David.
On les compte ceux qui, comme Delacroix, vilipendés continuellement par les sots et les impuissants, mal compris par l'élite intellectuelle de leur époque, encouragés seulement par quelques amis — qui aux heures les plus glorieuses, souvent les plus tristes, ont l'air de veiller un malade, et de lui cacher la gravité de son cas parce qu'ils se refusent à tenir compte du diagnostic de ce charlatan, le critique d'art — ont pu imposer un oeuvre durable.