Marie, ses amours et sa patronne

— Tu n’as pas ce qu’il faut pour travailler ici. Je suis désolé, la porte se trouve juste à ta droite.

— Mais…

Avant que je puisse prononcer une syllabe de plus, Sylvain Martel, celui qui fait la pluie et le beau temps chez Blitz, mon magazine favori, se lève de sa chaise dans un grand bruit et me toise de haut, tel un aigle méprisant sa proie, avec ses yeux bleu-gris froids comme le marbre.

Sur son bureau, devant lui, la copie chiffonnée de l’article dans lequel j’ai investi tant d’espoirs et d’heures de travail repose entre son ordinateur de table et sa tasse de café gris, qui semble traîner là depuis des lustres.

Une larme menace de s’échapper de mon œil, mais je réussis à rassembler mon courage pour la retenir.

Pas maintenant, Marie, pas devant lui, me dis-je en silence.

— Peut-être une autre fois, alors ? (J’insiste, à la recherche d’une parcelle de compassion dans ses prunelles azur fixes et impitoyables.)— Non, je ne crois pas, répond-il, comme s’il en était convaincu. Ici, nous n’engageons que les meilleurs. Je suis désolé. Maintenant, j’ai du travail à terminer. Si tu veux bien sortir, m’enjoint-il, en me désignant la porte d’un signe de la main.

À peine sortie, je dois affronter le regard de pitié que me lancent les autres rédacteurs du magazine, probablement habitués au modus operandi de renvoi de leur patron.La vue de leurs bureaux, des dizaines de cubicules aménagés en rangées dans une immense salle de rédaction, donne sur celui de Sylvain Martel. Dès que j’ouvre la porte, tous relèvent la tête de leur besogne pour m’observer me faire congédier.

Ma mine humiliée et celle, contrite, de Sylvain Martel laissent peu de doute quant à mon avenir chez Blitz. Ils savent que je ne passe pas le test, c’est écrit dans leur front. Certains d’entre eux hochent la tête avec regret pour me témoigner leur compassion. D’autres, plus effrontés, m’analysent avec cuistrerie, l’air de se dire : Hélas, ce n’est pas tout le monde qui possède le talent nécessaire pour travailler ici. Meilleure chance la prochaine fois ! La honte totale.

Et voilà. C’est ainsi que finit ma première semaine officielle de travail depuis que j’ai terminé mes études universitaires, le mois dernier. Ou, devrais-je rectifier, ma première semaine de chômage sans solde.On m’avait pourtant vanté les mérites de travailler dans ce magazine, et on m’avait assuré que j’avais toutes les chances du monde d’être embauchée. Que les débutantes « talentueuses » comme moi étaient les bienvenues. Foutaises !

— Quelles sont tes trois plus grandes forces ?

— Euh… Mon sens aigu de la nouvelle, la qualité de mon français écrit et parlé et… mon autonomie.

— Et tes trois plus grandes faiblesses ?

Zut. La question piège. Je ne sais pas quoi répondre. Pourquoi trois et pas juste deux ? Je ne peux pas lui dire que je ne suis pponctuelle, elle me virera d’office.

— Euh… Je dois avouer que je ne suis pas trop bonne en espagnol, j’aimerais perfectionner cette langue.

Elle me décoche une œillade sceptique en relevant un sourcil, comme si je descendais de la planète Mars.

— OK, et quel est le rapport ? Tu n’auras pas besoin de parler l’espagnol ici.

— On ne sait jamais, dis-je en haussant les épaules. Certains restaurateurs pourraient parler l’espagnol. Le monde de la cuisine est tellement cosmopolite. J’aimerais aussi apprendre le russe.— OK, et pourquoi le russe ?

— Parce que c’est compliqué et que j’adore les défis.

— Je vois, observe-t-elle, peu convaincue. Et les deux autres ?

— Les deux autres langues ? Eh bien, il y a également le créole et…

— Non, les deux autres faiblesses, me coupe-t-elle, peu impressionnée par ma passion pour les langues étrangères.

— Ah, eh bien, je suis un peu têtue et légèrement impatiente… Mais pas trop. (Je mens de nouveau.)

À mon grand soulagement, elle ne bronche pas sur ces deux derniers points. Ouf ! Au contraire, son visage s’éclaire comme s’il renaissait de ses cendres. On dirait qu’elle place une montagne d’espoirs en moi. C’est bon signe.

À quoi bon étudier dans un domaine lorsqu’on ne possède pas les compétences requises ? Au pire je retournerai travailler comme serveuse dans un café ou dans un bar en attendant de décrocher un vrai travail digne de ce nom. Si j’y parviens, me dis-je avec ironie, en me fondant, anonyme, dans la masse de piétons qui circulent, tous plus pressés les uns que les autres, sur le trottoir gris et poussiéreux du centre-ville.

Je ne m’en fais pas avec son attitude rébarbative, car les patrons d’entreprise sont reconnus pour être parfois revêches avec leurs employés. Néanmoins, j’ose espérer que la situation sera différente chez Resto-Mag. Ce serait la moindre des choses, après avoir passé quatre ans sur les bancs d’école à me faire expliquer comment produire un bon texte journalistique !

Le monde des médias et de l’édition est extrêmement compétitif et en effectuant ce choix de carrière, j’étais au courant des risques et tout… Néanmoins, comme je le mentionnais, je me croyais invincible et spéciale, ce qui n’est pas le cas. Dur coup pour l’ego et l’orgueil.