Un prologue autobiographique profond, autant que puisse l'être un questionnement philosophique sur le sens des choses, de soi.
Une perpétuelle délibération silencieuse dénuée de réponses , un gouffre métaphysique comme refuge, vie souterraine entre être et temps.
Puis il va falloir écrire.
Ecrire une histoire facile, loin de soi. S'éloigner de soi.
Chercher le sujet.
Écoute d'un épisode sur l'assassinat de Georges Besse, PDG de Renault par Action Directe.
Déclic.
Un bon sujet.
" La fièvre assassine, un processus funeste, la fin d'une époque sanglante [...]
C'était un bon sujet [...] Je le croyais vraiment. Je ne savais pas encore que les années Action Directe étaient faites de ce qui me constitue : le secret, le silence et l'écho de la violence. "
Action Directe, obscure association d'extrême gauche qui a sévi de 1979 à 1987.
Quatre-vingts attentats au compteur dont la fusillade de la façade du Conseil national du patronat français et divers symboles de l'Etat.
Certains actifs seront arrêtés en 1980, bénéficieront de l'amnistie présidentielle à l'élection de
François Mitterrand.
Reprise des attentats.
1983 : 2 policiers abattus.
1985: René Audran, ingénieur dans l'armement et directeur des affaires internationales au ministère de la défense, est abattu.
1986 : Georges Besse, patron de Renault est abattu sur le trottoir devant chez lui.
21 février 1987, après des mois de traque, Jean-Marc Rouillan,
Nathalie Ménigon,
Joelle Aubron et Georges Cipriani sont arrêtés dans une ferme du Loiret.
Butin : armes, explosifs, listes des cibles potentielles, prison du peuple pour les capitalistes.
Fin d'Action Directe.
" J'ignore si ces jeunes gens sont romantiques ou dangereux, rêveurs ou fous à côté de la plaque ou au coeur du réel. Je ne sais d'où vient la violence, d'eux ou du système, je ne sais s'ils sont résistants, des aventuriers, des Pieds Nickelés ou des gangsters. Peut-être sont-ils tout cela à la fois, peut-être rien de tout cela. Mais ce qui m'apparaît, et m'est étrangement familier, c'est le glissement. "
Le Glissement a un départ, pour
Monica Sabolo c'est le trou noir qui habite sa mémoire, celle d'une enfance représentée par l'absence des parents, des souvenirs aussi froids que l'acier.
Un silence pour un bouleversement à l'écho futur.
Ebranlement d'une conscience, sous le masque d'une adolescence parfaite et souriante se cache la solitude extrême, le grand vide interne, spectre invisible de tous qui se consume.
En était-il de même pour
Nathalie Menigon, si jeune et au sourire peut-être trop parfait ?
Joelle Aubron, cachait-t-elle sa peur ou sa vulnérabilité derrière cet air d'intouchable, était-elle déjà, elle aussi, cette bombe à retardement dans une société plombée et crépusculaire ?
Cette société des années 80 où les espoirs de mai 68 sont enterrés , morose, fait face à un climat anxiogène et instable qui ne permet plus de rêver.
Combat pour la libération des peuples colonisés, peur de l'apocalypse nucléaire,
violence politique, terrorisme, capitalistes,
impérialistes , restructurations brutales,
révoltes des travailleurs...
" Les rêves d'insurrection ont fait place au fric et aux paillettes".
Repli ou explosion ?
"Action Directe, organisation qui se replie sur elle-même, s'immergeant toujours plus profondément dans la clandestinité, là où le monde n'est qu'un lointain écho, de même que le monde avance et ne les entend pas. Ses membres refusent de se soumettre, se dressent contre leur temps, mus par la beauté du rêve, de l'utopie, la soif, la justice [...] "
Beauté du rêve tailladée ,
Monica Sabolo apprend à 27 ans que son père ne l'est pas, secret qui semblait ne pas l'être vraiment ou mémoire aussi trouble que cet homme occulte qui finira par disparaître.
" Mes souvenirs sont un château de sable assailli par les vagues d'un océan froid dont la surface change de couleur avec la lumière et les saisons".
"C'est ainsi que commence ma vie clandestine ", enfermée dans un silence illicite qui rejoint la violence du ressentiment muet de l'inceste "paternel".
Un "Pardon".
Est ce possible que ça suffise ?
Une dizaine d'années plus tard Action directe sera dans la clandestinité également , les membres révoltés enfermés dans un meublé du XIVeme.
Le monde ne les entend pas non plus.
A qui devrait-on pardonner ?
"Qui suis-je ? "
Est-ce la question qui les relie ?
C'est cette sensation de vivre le réel dans l'action qui pousse
Monica Sabolo à s'identifier aux femmes d'action Directe, vivre à la marge, sensation d existence, de "vraie vie", doublée de rage et d'un besoin de justice, de puissance et de jouissance...
La liberté.
"La justice est la liberté en action" [
Joseph Joubert]
Là où certains ont pris les armes par utopie d'une justice , d'autres prennent la plume pour disséquer l'humain, sa colère et sa violence.
Pour expulser la leur ?
"Qui rembourse les dettes que la vie a contractée envers nous ? Qui se charge de nous rendre ce qu'elle nous doit, ce que l'on a payé, et paye encore ? Avec le temps se dessine la perspective que personne ne s'en acquitte jamais. Nul ne parle de ces choses là. Ni ma mère ni mon frère ne l'ont jamais évoquée. Chacun essaye de l'apprivoiser dans son coin. Mais désormais j'ai l'impression de me rembourser sur leur dos. Alors qu'ils me croient plongée dans le récit d'un groupe terroriste des années 80, je confectionne un engin sophistiqué, composé de papier, de nitroglycerine et d'une mèche à combustion lente, qui finira par tout faire sauter. "
Mais le larmoiement n'est pas
Monica Sabolo, le silence qui l'habite est un mur trop compact pour en faire sortir du sirupeux, on navigue entre le demi mot et la pudeur, le souvenir imprécis et les remous hésitants d'une faille sismique en éveil.
Ainsi est
la vie clandestine, silencieuse et polie avant le grand attentat.
Je ne vais pas y aller par quatre chemins,"
La vie clandestine" est un travail d'orfèvre, un édifice à l'architecture admirable,
de l'or à l'état brut qui caillasse les injonctions sociétales, la casse sociale, la brutalité libéraliste, la perversité familiale et met en exergue la fabrique de la barbarie et du cynisme.
Un grandiose exercice de reconstitution
journalistique et d'introspection mêlés à la psychologie d'une génération utopique et désenchantée.
“L'injustice appelle l'injustice ; la violence engendre la violence. ”(Lacordaire)
Un pavé dans la mare qui au delà du cadre du roman ricoche souterrainement sur les actualités brûlantes voire incandescentes. La petite musique du clapotis de la colère et de la réparation des corps meurtris est toujours en marche et les vies clandestines qui surnagent ont aujourd'hui un écho...
Magistral.
"La vie nous rappelle que l'histoire n'est pas celle que nous nous racontons". [
Monica Sabolo]