Citations sur Éden (135)
Un instant, il me sembla qu'il n'y avait plus de fond, que l'étang était en réalité un passage, une porte d'entrée vers un autre monde, dissimulé dans le nôtre. L'eau glissait sur moi, j'avançais dans ses bras doux et frais. Mon cœur ralentissait, tandis que montait une sensation de bien-être, l'impression de voler dans un ciel immense.
Le cri des tronçonneuses déchirait l'atmosphère des après-midis immobiles. je me sentais désœuvrée, pleine d'une force languide, quelque chose Grandissait en moi, une plante grimpante née dans mes rêves, déroulant ses longues feuilles luisantes.
On raconte tellement de choses sur la forêt.
Ensuite, Kishi avait changé physiquement, s’enrobant peu à peu ; elle avait quitté son enveloppe féminine, ainsi qu’on abandonne une tenue trop voyante, une robe sophistiquée, pour se réfugier dans une graisse douillette qui protégeait son chagrin.
Lucy, le front à nouveau collé contre la vitre, fixait la forêt au loin, éclairée par une lumière éblouissante, comme si le monde tangible était là-bas, et que nous roulions dans une dimension floue, sans existence réelle.
Violant nos droits ancestraux et ceux issus des traités, des sociétés forestières avaient obtenu des permis d’exploitation pour creuser la forêt et la transformer en bois d’œuvre, en papier. Elles avançaient, avec leurs grosses voitures, grues, tracteurs, pelleteuses, chariots, camions chargés de câbles, mâts, pylônes, telle une armée d’invasion créant le vide, faisant fuir les animaux, effaçant la mémoire.
On raconte tellement de choses sur la forêt. Les filles mères qui vont y accoucher, accroupies dans un talus, laissant tomber leur bébé sur les feuilles. Les enfants qui grandissent, dans des grottes, des ravins, en se nourrissant de baies et de boue, et qui, adultes, errent telles des ombres en colère, ou deviennent des animaux, chevreuils, renards, hiboux, porteurs de maladie et de mort. Les employés des compagnies forestières, qu'il vaut mieux ne pas croiser dans l'obscurité, la nuit, ni le jour, là où les arbres sont si touffus que la lumière ne pénètre plus, ce qu'ils font aux filles qu'ils ramassent dans les bars, ivres, avec des jupes trop courtes (…) Depuis quelques temps, on trouvait des choses suspendues aux branches, ou plantées dans la terre, qui faisaient froid dans le dos, les traces de rituels auxquels ont aurait jamais voulu assister.
Puis Kishi leva le bras, et Beyoncé, répondant à un signal secret, s’envola. Elle avançait par à-coups, ses ailes fendant le ciel à la façon de pagaies, puis se laissait dériver, une succession d’impulsions suivies de glissades. Le monde était silencieux, le temps ralenti, semblable à une longue expiration. (p. 193.)
L’eau était si claire qu’on avait l’impression d’avancer dans l’air, un ciel onctueux que mon père trouait à coups de pagaie. Le soleil faisait briller le lac, une nappe de cristal bordée d’arbres noirs. (p. 80.)
Comment les flics auraient-ils pu comprendre que des garçons puissent courir sans aller nulle part, juste pour être ensemble, parce qu'il n'y a rien à faire, ici, rien d'autre que courir jusqu'à devenir le vent, la nuit, et l'univers tout entier? Que l'on puisse courir, pour éprouver ses muscles, sentir sa force, sa puissance, alors même que le jour on n'est rien, on n'a aucun avenir-que l'on puisse courir pour l'ivresse, la classe, le combat, et non pas pour s'enfuir?