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4,13

sur 1379 notes
Une logorrhée, un fleuve, un océan : voilà le style de José Saramago.

Une catastrophe : une maladie, le « mal blanc » s'abat sur l'humanité. Tous deviennent aveugles, sauf une seule femme. Effroi, puis mise en quarantaine dans la désorganisation la plus totale, et fuite de cet enfer…pour aller où ? : voilà l'histoire de « L'aveuglement ».

Des dialogues qui s'emmêlent, des gestes qui se lient les uns aux autres, des paroles qui font mouche, des pensées essentielles, des dictons opportuns, tout raconte la vie, le destin de l'homme, l'entraide, l'amour, la sexualité, la sauvagerie, l'instinct de survie : voilà la philosophie de « L'aveuglement ».
« Qui parmi nous se considère encore aussi humain qu'il croyait l'être avant ? »

J'ai été entrainée sans être capable d'opposer quoi que ce soit comme résistance. Emportée dans ce roulis sans fin des mots qui déchirent, qui décrivent avec dureté l'épouvante des hommes privés de la vue, qui aident aussi à vivre.
Magnifique roman sans aucune respiration, sans temps mort, même si les morts sont nombreuses.
Parce que la vie est là et nous force à tenir.
Parce que les mots existent pour être prononcés et agir.
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Quelle leçon l'homme qui pense pouvoir tout maîtriser peut tirer de la lecture de cette incroyable dystopie !

"Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles. Des aveugles qui voient. Des aveugles qui, voyant, ne voient pas."

De nos jours, dans une Ville universelle qui n'a ni lieu ni nom, évolue une humanité désincarnée car vous ne trouverez aucun nom propre dans ce roman, aucun des nombreux personnages ne sera désigné par son prénom. Qu'il vous suffise de savoir que ce sont des gens comme vous et moi. Sans avertissement, un fléau s'abat sur cette humanité soudain frappée d'un handicap sensoriel terrifiant : la cécité. Telle une pandémie incompréhensible et incontrôlable, elle s'empare de chaque être, tous sont progressivement aveugles. Tous ? Non, une femme, l'Eve dernière, conserve seule la vue comme pour témoigner du déclin rapide et apocalyptique de notre civilisation.

Aveugle, la population totalement désarmée, impuissante, débile. Aveugles, les instincts grégaires renaissants qui ne connaissent ni foi ni loi. Aveugles, les consciences et les sentiments.

Par ce roman étrange et déroutant, l'écrivain portugais nobelisé José Saramago nous plonge dans le chaos le plus total et le plus totalitaire. C'est d'abord la saleté des corps et des âmes qui engloutit tout et qui malmène tous nos sens, à commencer par l'odorat. Nous aussi nous voudrions être aveugles pour ne pas voir les immondices et les chairs putréfiées. Surtout, nous voudrions ne pas avoir à toucher l'inconnu, à sentir les remugles, à écouter les plaintes, à goûter la nourriture abjecte et l'eau répugnante qui deviennent vite les dernières ressources, les ultimes trésors d'êtres devenus pitoyables.

Ce roman fait peur, il dégoûte, il fascine, il marque durablement l'imagination. Son thème nous ramène à notre fragilité, à notre vanité, à notre place dans l'univers. Et si demain toute le monde était aveugle ? Avec des si, on peut refaire le monde, on peut aussi le détruire.


Challenge Nobel
Challenge MULTI-DÉFIS 2019
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Au volant de sa voiture, arrêté à un feu rouge, un homme devient subitement aveugle. Il ne le sait pas encore, mais il est le patient-zéro d'une épidémie de cécité qui se répand à toute vitesse à travers une ville, un pays, atteignant toute la population. A l'exception d'une femme. Celle-ci, alors que son mari est emmené avec les premiers aveugles détectés pour être placé quarantaine, décide de l'accompagner en faisant croire qu'elle est également aveugle, persuadée, de toute façon, que le même mal la frappera bientôt.

Ces premiers cas sont enfermés dans un ancien asile psychiatrique totalement insalubre. Pas de personnel médical pour les orienter ni s'occuper d'eux, ils sont laissés à l'abandon, hormis les caisses de nourriture qu'on leur livre et les consignes aboyées par haut-parleur. A l'extérieur de l'asile, des soldats ont pour ordre d'abattre toute personne qui tenterait de s'échapper.

Rapidement, l'asile est rempli, environ 200 aveugles y sont parqués comme des pestiférés. Bientôt, la nourriture livrée s'avère insuffisante et devient prétexte à des chantages abominables, les femmes servant de monnaie d'échange. « L'innommable existe », l'inhumanité aussi. On plonge dans l'horreur et l'abjection, la violence, la promiscuité, la crasse et la puanteur des corps et des âmes.

Seule une femme voit ce qui se passe, mais continue à se faire passer pour aveugle, sauf pour son mari, et tente d'aider discrètement quelques personnes.

Un jour, un incendie survient et ravage l'asile. Les aveugles se retrouvent libres, d'autant que les soldats ont disparu, et plus rien ne les retient dans ces ruines. Mais que faire de cette liberté quand le reste de la ville, du pays, du monde, est aussi aveugle ? « C'est ça aussi, la cécité, vivre dans un monde d'où tout espoir s'est enfui ».

Il reste cependant un brin d'espoir, puisqu'il reste une femme qui voit. Elle va tenter de sauver son mari et un tout petit groupe de personnes à qui elle a fini par révéler sa non-cécité. Elle leur cherche de la nourriture, des vêtements, un abri. Mais comment tenir, lorsqu'il n'y a plus personne pour faire fonctionner tout ce qui constitue une civilisation ?

Roman dystopique, « L'aveuglement » est un texte saisissant, nauséabond, apocalyptique, parsemé de réflexions existentielles, qui met en garde contre le fait que même avec des yeux valides, on peut en réalité passer sa vie à ne pas voir, à être aveugle aux autres et au monde, peut-être aussi à soi-même. Et qu'à force de ne pas voir, à force de s'enfermer en soi-même, on en perd son humanité. Un avertissement qui renvoie à une autre fable, celle qui dit : « On ne voit bien qu'avec le coeur, l'essentiel est invisible pour les yeux ».

Et à ce point d'aveuglement, quand survient alors une crise aiguë, tous les comportements sont exacerbés : ici l'isolement extrême dans l'asile fait craquer la fine couche du vernis social, l'acquis de la civilisation, et révèle au grand jour (même si tout le monde est dans le noir) l'immonde noirceur de l'être humain. J'ai cependant trouvé que la symbolique n'était pas entièrement aboutie, puisque l'origine de la pandémie et la fin du roman restent inexpliquées. Ou si l'on considère que la pandémie est causée par le comportement aberrant de l'humanité, alors je n'ai pas compris le pourquoi de l'événement final, qui relève presque d'un deus ex machina.

Quoi qu'il en soit, ce roman est oppressant, tant par son sujet que par son style : une écriture sans respirations, sans renvoi à la ligne, sans indications de dialogues. Parfois laborieux à lire mais approprié : pas question de lâcher le fil des phrases, sous peine d'être comme Thésée qui serait privé du fil d'Ariane dans le labyrinthe.

Une lecture éprouvante et interpellante, qui résonne particulièrement en ces temps de pandémie, de confinements, de distanciation et de repli sur soi.
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Bon sang, qu'il est dur ce bouquin ! « L'aveuglement » est une lecture vraiment éprouvante, inconfortable, parfois pénible tant le propos est sombre, tant la peinture de l'Homme est d'une noirceur abyssale. Mais si ce n'est pas le genre d'oeuvre qu'on prend plaisir à lire, franchement c'est presque un soulagement d'arriver à la fin, ce roman est aussi d'une puissance remarquable et d'une grande intelligence.

Il y a déjà un grand nombre d'avis publiés sur le roman de Saramago, je ne pense donc pas apporter grand-chose de nouveau. Mais « l'aveuglement » est une oeuvre tellement singulière et tellement frappante que j'ai tout de même envie d'exprimer mon ressenti à son sujet.
L'argument du roman est connu, une épidémie de cécité touche l'humanité. C'est à la fois très simple et terrible. A partir de ce postulat, Saramago propose un récit à la fois dystopique et post-apocalyptique au ton très particulier. C'est une dystopie post-apo à hauteur d'Homme. S'il est bien question dans le fond de l'humanité en général, le récit, volontairement, va rester à un niveau assez trivial. Paradoxalement, c'est cette focalisation sur ces considérations triviales qui hisse le roman à un niveau de réflexion captivant. Rarement récit aura été aussi universel. Dans un récit dystopique plus classique qui met en place un contexte travaillé et dans lequel le héros se découvre de nobles et belles aspirations, on peut y reconnaitre sa société par analogie, se sentir touché parce que ça évoque des principes qu'on a appris à placer très haut et qu'on aimerait se reconnaitre dans ce personnage qui va lutter d'une façon ou d'une autre pour ces valeurs. Il y a une forme d'idéalisation là-dedans, qu'on ne retrouve pas chez Saramago. Ses protagonistes sont tellement normaux, quasiment un miroir qui nous est tendu. Dans « l'aveuglement », les personnages ne luttent pas pour des principes mais seulement pour survivre. Certes, ils tentent de conserver leur humanité dans cette survie mais leurs considérations sont finalement très peu morales et avant tout centrées sur le corps. le corps est en effet au coeur du récit, le corps et ses besoins, le corps et ses souffrances. Et quoi de plus universel que ça ? Les personnages sont tellement réduits à leur enveloppe physique qu'ils ne sont même pas nommés, simplement désignés par leur ancienne fonction ou par un élément de leur apparence. Les protagonistes n'ont plus que seul horizon la satisfaction des besoins les plus primaires : bouffer, chier, baiser. En résulte un récit absolument terrible avec des descriptions effroyables. Rien n'est épargné au lecteur : des hommes et des femmes qui défèquent là où ils peuvent puis qui pataugent dans leur propre merde, au sens littéral puisqu'ils ne voient pas où ils mettent les pieds, des viols brutaux, des cadavres en putréfaction… L'humain est donc ici réduit à sa dimension corporelle, et justement c'est dans cette dimension que l'on est tous identiques, d'où l'universalité du propos. le seul personnage qui est émancipé de son propre carcan corporel c'est la femme du médecin, la seule qui voit. C'est sans doute le protagoniste qui m'a semblé le moins tangible, un peu comme si ce n'était pas un personnage à part entière mais juste un relais entre le texte et son lecteur, un moyen narratif plus qu'autre chose.
J'ai trouvé la 1ère partie, dans le centre fermé, beaucoup plus forte et plus intense que la seconde. Je pense que c'est notamment lié au fait qu'en sortant du centre, la femme du médecin prend de plus en plus de place dans le récit, accompagnant la ré-humanisation des personnages. Peu à peu, le récit prend de la hauteur, s'intéresse à d'autres aspects que ceux du corps. Les protagonistes commencent peu à peu à avoir d'autres aspirations plus nobles que simplement assouvir leurs besoins primaires. Ils gagnent une âme. La lecture est alors moins éprouvante mais aussi moins identificatoire. Bien sûr, il est plus confortable de se voir présenter un personnage d'écrivain qui tente de raconter la tragédie humaine ou d'entendre la déclaration d'amour entre une belle jeune femme et un gentil vieillard ou encore assister à des scènes de solidarité, c'est aussi bien moins vrai. le miroir qui est tendu au lecteur dans la 1ère partie, celle où l'auteur dit « ça, cet être misérable et fragile qui bouffe et qui chie, c'est toi », est un miroir de vérité. Ce n'est pas agréable de se voir ainsi réduit à son animalité mais c'est d'une justesse incroyable. La 1ère partie du récit m'est apparue comme un constat implacable, la seconde n'était plus qu'un roman, un très bon roman avec des réflexions intéressantes mais ce n'était plus ce portrait dévastateur. Ceci dit, ça permet également de rendre la lecture plus supportable. Je ne sais pas si j'aurais pu finir le bouquin si le récit avait gardé le même ton jusqu'au bout.

J'ai trouvé l'écriture de Saramago saisissante. Je ne sais pas s'il écrit toujours de cette façon ou s'il a adapté son style au sujet mais cette cohérence entre le fond et la forme est remarquable. Comme le récit l'écriture de Saramago est assez inconfortable. le récit est écrit avec de longues phrases dans lesquelles viennent s'insérer les dialogues sans guillemets, sans autre élément pour les faire ressortir que des virgules. Ce style demande une certaine concentration et s'avère un brin perturbant mais ça correspond très bien à ce qui est raconté.

On ne sort pas d'un tel bouquin en se disant « c'était super, j'ai adoré ». Je n'ai pas aimé ce roman tout simplement parce que « L'aveuglement » n'est pas un bouquin aimable. Par contre, c'est indéniablement un roman riche et intéressant, de la grande littérature qui allie le fond et la forme et développe un propos intelligent. A lire.
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Difficile de ne pas se laisser aveugler par l'admiration pour ce roman qui présente un mélange de fiction sociale et de huis clos psychologique, dans un style d'écriture tout à fait particulier.

À première vue, c'est la mise en page qui saute aux yeux, une écriture qui semble faire une économie d'alinéas qui donne au texte une fausse apparence de densité alors qu'en fait, on y trouve une prose tout à fait accessible et de nombreux dialogues.

À l'aveuglette, on rencontre ensuite les personnages, des personnes qui n'ont pas de nom : ce sont la femme du médecin, la fille aux lunettes noires, le premier homme, etc. Comme si les protagonistes devaient garder une forme d'anonymat, des gens qui vivent dans le présent de l'histoire, mais que l'on ne connaît pas vraiment.

Par les yeux de l'auteur, on observe le déroulement de l'action, l'épidémie de cécité qui touche la population, les amours, les meurtres, des situations qui explorent divers aspects de la condition humaine.

On apprécie l'humour voire même la dérision dans le commentaire social, la lumière qui nous fait voir aussi jusqu'à quel point notre monde compte sur nos yeux : que deviendraient tous ces livres et toutes ces oeuvres d'art sans des yeux pour les lire et les contempler ?
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Les hommes sont aveugles, mais ils ne le savent pas encore. Indifférents, malveillants, mais encore vivants. Tout à coup, une blancheur lumineuse emplit le champ de vision d'un homme, effaçant couleurs, formes, visages. Le voilà terrifié, seul et sans repères. La cécité blanche se propage parmi les hommes, faisant de ces nouveaux aveugles des pestiférés, que l'on va bien vite abandonner dans des camps.

C'est le chaos, l'horreur, l'indicible. Des scènes semblables à ce que l'humanité a déjà vécu, lorsque l'homme devient une bête sauvage, sauf que dans ce cas-là, la bête sauvage est aveugle.

Quelle est cette cécité blanche qui laisse l'homme errer à l'aveuglette et dévoile « en pleine clarté », sans qu'il puisse ne rien cacher, sa nature la plus odieuse, la plus honteuse?

Dans ce monde apocalyptique, nous suivons un groupe d'individus internés dans un hôpital de fous. Ils ne sont pas fous, ils sont aveugles, à part une femme qui leur servira de guide, son mari ophtalmologue n'étant plus d'aucun secours dans ce nouvel univers. Dans ce monde on oublie les apparences, on se rattache à un son de voix, à un geste de tendresse, à une écoute attentive. Dans ce camp, l'intimité n'existe pas, l'hygiène est impossible, la faim et la peur commandent.

Ce petit groupe réuni autour de la femme qui voit va se retrouver comme voguant sur un océan de cruauté, dont les vagues de violence tentent de les faire couler. La barque résiste aux assauts de la tempête. À demi morts mais encore à demi vivant, émergeant de l'aveuglante blancheur du monde, capables encore de voir malgré leur cécité. Comme s'ils s'étaient tournés à l'intérieur d'eux –mêmes, à la recherche des sentiments perdus, des mots qui manquent, cherchant une étincelle d'espoir pour « éteindre cette cécité ».

On peut être aveugle de bien des façons. Il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.
« C'est une vieille habitude de l'humanité que de passer à côté des morts sans les voir. »

Oui, nous voyons, pour la plupart, mais les apparences, les ombres, la peur, l'égoïsme nous aveuglent. Notre vue manque de sincérité, de vérité. Voir c'est autre chose, un peu comme le dit le Petit Prince.

L'aveuglement est un roman percutant, dérangeant, qui nous oblige à ouvrir les yeux sur la noirceur de l'humanité. J'ai beaucoup aimé l'écriture. Des phrases courtes, des dialogues sans tirets, guillemets, ou retours à la ligne. Comme pour nous mettre dans la peau d'un aveugle, qui ne sait pas qui a parlé, qui ne sait pas où diriger son regard.

Les personnages n'ont pas vraiment d'identité non plus, ils se confondent dans la masse, tous égaux, tous aveugles. L'apparence ne compte plus. L'homme médecin des yeux, qui ne sert plus à rien, la femme guide, qui aimerait parfois ne plus voir, le vieil homme, qui n'est pas si vieux, la femme aux lunettes teintées, qui dévoile sa sensibilité, le garçon devenu orphelin que la jeunesse sauve du désespoir.

« Chaque jour je verrai moins, même si je ne perds pas la vue je deviendrai plus aveugle chaque jour parce qu'il n'y a plus personne pour me voir. »

Ne pas fermer les yeux, éclairer le monde, effacer les ombres, pour que le monde ne devienne pas aveugle et sans espoir.

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« Si tu peux regarder, vois.
Si tu peux voir, observe. »

C'est grâce au challenge multi-défis que je me suis intéressée à l'auteur portugais José Saramago, lauréat du prix Nobel de littérature en 1998. Parmi ses nombreux romans, j'ai choisi de lire « L'aveuglement », le plus connu.

*
L'histoire commence étrangement, de manière très forte, sans préambule, à l'image de cet homme au volant de sa voiture, devenu subitement aveugle. C'est ensuite au tour de l'ophtalmologiste qui le reçoit en urgence, des patients alors présents dans la salle d'attente de devenir aveugles, de manière totalement inexpliquée.
La contagion se propage comme une traînée de poudre, n'épargnant personne, et malgré les tentatives du gouvernement de contenir la propagation de la maladie en mettant les premiers malades en quarantaine, la pandémie de « mal blanc » se répand de façon foudroyante, incontrôlable, incompréhensible.

« L'avantage dont jouissaient ces aveugles était ce qui pourrait s'appeler l'illusion de la lumière. En vérité, peu leur importait que ce fût le jour ou la nuit, le crépuscule du matin ou le crépuscule du soir, le silence de l'aube ou la rumeur de l'heure méridienne, les aveugles étaient toujours entourés d'une blancheur resplendissante, comme le soleil dans le brouillard. »

Les premiers aveugles sont mis en quarantaine dans un hôpital psychiatrique inoccupé, et parmi eux, le conducteur de la voiture, l'ophtalmologue et sa femme qui feint d'être atteinte de cécité pour accompagner son mari, les patients du cabinet d'ophtalmologie.
Au début, ils ne sont qu'une poignée sous la surveillance de l'armée et la vie s'organise tant bien que mal. Mais très vite, des centaines d'aveugles affluent et sont rassemblés dans cet établissement qui ne peut tous les contenir et les accueillir décemment.

« La cécité s'étendait, non pas comme une marée subite qui eût tout inondé et tout emporté devant elle, mais comme l'infiltration insidieuse de mille et un ruisselets turbulents qui, après s'être attachés à imbiber lentement la terre, la noient soudain complètement. »

Le lecteur assiste à une dégradation rapide des conditions de vie et d'hygiène, à une déshumanisation des relations entre les individus.

« Si nous ne sommes pas capables de vivre entièrement comme des êtres humains, au moins faisons de notre mieux pour ne pas vivre entièrement comme des animaux, elle répéta si souvent ces paroles au fond simples et élémentaires que le reste de la chambrée finit par les transformer en maxime, en sentence, en doctrine, en règle de vie. »

Dans cet univers sans repère, d'une blancheur aveuglante et effrayante, le lecteur voit uniquement à travers les yeux de la femme de l'ophtalmologiste qui semble immunisée contre la cécité.
Elle nous communique sa crainte d'être à son tour contaminée, de ne plus pouvoir aider son mari, les personnes de sa chambrée. On imagine aisément son regard terrifié, impuissant, qui se pose sur un monde devenu violent, sordide, nauséabond, indifférent, lâche, injuste, haineux où toutes les règles de civisme, de responsabilité collective sont abandonnées.

Le récit jusqu'alors plutôt fantastique sombre rapidement dans l'horreur et la barbarie. Cependant, le malheur ne vient pas de la cécité en elle-même mais plutôt des hommes qui, devenus des criminels, assoient leur autorité et leur pouvoir par la brutalité, la séquestration, le meurtre, le viol.
Certaines scènes très réalistes sont vraiment très dures à lire et laissent des images fortes qui marquent l'esprit. Les odeurs sont aussi prégnantes.

Le monde extérieur est totalement occulté dans la première partie du récit, il nous apparaît amputé, sous la forme de soldats armés, fébriles, prêts à tirer, à tuer. Puis, comme dans un jeu de miroirs, le reste de l'humanité se découvre, copie conforme du monde en miniature coincé dans un épouvantable huis-clos.

« … n'oublions pas ce qu'a été notre vie pendant notre internement, nous avons descendu tous les degrés de l'indignité, tous autant que nous sommes, jusqu'à atteindre l'abjection. »

*
En regardant la biographie de l'auteur, il est évident que l'auteur se nourrit de sa vie personnelle, de ses souvenirs, de l'histoire de son pays. En effet, « L'aveuglement » fait référence au passé douloureux du Portugal, rappelant le régime dictatorial de Salazar des années 30 aux années 70, une période marquée par de nombreuses arrestations, mais aussi par l'injustice, l'arbitraire, la peur, l'indifférence, le manque de compassion.

Ce livre est donc bien un roman engagé qui offre une magnifique métaphore sur le totalitarisme et la perte : perte de liberté, d'identité, d'humanité, perte des capacités de jugement, de discernement et d'esprit critique. Ainsi, s'ouvre une réflexion sur le dualisme de la nature humaine, sur nos comportements individualistes qui nous rendent aveugles aux autres comme à nous-mêmes.
En cela, cette histoire m'a rappelé le récit de Bouffanges, « Zombies ».

« Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles, Des aveugles qui voient, Des aveugles qui, voyant, ne voient pas. »

*
L'écriture de José Saramago est très originale, efficace, prenant des libertés étonnantes avec la ponctuation : les marques du dialogue sont absentes. Ainsi, les phrases sont rythmées, élancées, interminables, les différentes voix étant seulement séparées par des virgules.
Ce style singulier peut déstabiliser au départ et nécessiter un peu de concentration pour savoir qui parle. C'est un peu comme si nous étions nous-même aveugles et que nous recherchions à qui appartiennent les différentes voix. Mais très vite, on ressent également une sorte de poésie, de mélodie, de légèreté qui contraste avec la profondeur et la pertinence du texte.

Pour renforcer le processus de déshumanisation, l'auteur a choisi de ne jamais nommer les personnages de cette histoire : il y a le premier aveugle, le médecin, la femme du médecin, la fille aux lunettes teintées, le vieillard au bandeau noir, le garçonnet louchon, … Surprenant au premier abord, on s'habitue cependant très facilement à cette écriture.

*
Pour conclure, « L'aveuglement » est une véritable expérience littéraire, un roman troublant, dérangeant, cru, brutal, qui montre une société pourrie qui se désagrège et se décompose. L'homme y apparaît dans toute sa complexité, capable de compassion et d'humanité, comme des pires horreurs.
Aveugle et vulnérable face à ses manques.

Une lecture étonnante à découvrir absolument si vous avez le coeur un peu accroché.
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"On ne devrait lire que les livres qui nous piquent et nous mordent".
Cette citation de Kafka m'a accompagnée tout au long de la lecture de l'Aveuglement de José Saramago. Je ne m'attendais pas à être sollicitée de façon aussi frontale et violente par cette fable dystopique si proche, par certaines situations, du contexte de pandémie dans lequel nous vivons.
Jugez plutôt ! Dans un contexte historique indéterminé, une épidémie de cécité se répand mystérieusement sans que nulle autorité scientifique ou autre ne parvienne à en déterminer la cause ni bien sûr à l'arrêter ! L'auteur nous invite à suivre un petit groupe d'aveugles qui ne seront jamais désignés autrement que par leur appartenance à un milieu socio-professionnel - le médecin, la femme du médecin - ou par une caractéristique physique - la jeune fille aux lunettes noires, le vieillard au bandeau noir - ...
Tout ce petit monde se retrouve enfermé dans un ancien asile d'aliénés transformé en centre de rétention, prisonnier d'une quarantaine implacable . Dûment surveillés par des soldats armés, se retrouvent dans cet espace clos et restreint, des groupes d'aveugles de plus en plus nombreux. Et c'est le début du cauchemar...
José Saramago va à travers le récit du quotidien tragique de ces femmes et de ces hommes, évoquer un panel de situations qui sont le parfait reflet de celles vécues par une humanité qui serait devenue "aveugle" et se serait reniée ! Sont convoquées, à travers des scènes souvent cauchemardesques par leur côté à la fois grotesque, burlesque et en même temps horrifique, toutes les formes d'atrocités dont notre humanité est capable : exterminations de masse - nombreuses allusions aux camps de concentration - processus d'élimination arbitraires - exécutions d'aveugles par une soldatesque morte de trouille - systèmes mafieux - à l'intérieur du camp des aveugles - avec un chef de bande et ses acolytes - viols collectifs devenus des armes de guerre. Et pour clore cette première partie, un final véritablement apocalyptique ! Mais je n'en dirais pas plus...
C'est vraiment l'écriture de l'auteur qui m'a happée et incitée à le suivre dans cet enfer ! Dense, serrée, sans aucune respiration, elle ne laisse d'autre choix que de continuer ou d'abandonner une lecture devenue trop éprouvante. Son ironie mordante et son humour noir ravageur dénoncent et condamnent sans appel toutes les formes d'humiliation et d'asservissement subies par des humains, qui prisonniers d'un système absurde et barbare, n'ont plus d'autres choix que celui d'être ravalés au rang d'une animalité dégradante ! Insupportable promiscuité, immonde saleté, perte du respect de son propre corps, José Saramago ne nous épargne rien. Mais comment ne pas sentir non plus derrière toutes ces évocations d'un réalisme cru, l'immense compassion de l'auteur pour toutes ces souffrances . de beaux personnages sont heureusement là pour rappeler qu'il n'y a pas d'atteinte irréversible à la dignité humaine. La femme du médecin est pour moi la figure la plus emblématique du roman : résistante, elle est aussi la gardienne du peu d'humanité qui subsiste et elle sera dans la deuxième partie une passeuse...
Je me suis souvent demandé si l'auteur allait nous laisser griller dans cet enfer. Rassurez-vous, José Saramago ne nous laisse pas brûler dans les flammes... Enfin, pas tout à fait... Mais curieusement, j'ai trouvé la deuxième partie du roman moins convaincante que la première : moins d'humour et d'ironie, personnages qui perdent de leur force, propos un peu sentencieux du narrateur... Faut-il y voir le pessimisme de l'auteur, l'essouflement de sa plume et de son imaginaire ? Qu'importe ! Les souvenirs liés à la lecture de cette fable dystopique me poursuivront pendant longtemps...
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Le grand Milan Kundera considère que la fiction romanesque peut souvent nous faire comprendre toutes les facettes de la réalité de la vie humaine bien mieux qu'un récit authentique, une «histoire vraie ».

Je n'ai sans doute jamais ressenti autant la pertinence de cet avis qu'avec ce récit fabuleux, dans tous les sens du terme, du grand Saramago, le deuxième roman de l'auteur que j'ai lu après L'Evangile selon Jésus-Christ.

Je comprends l'immense succès qu'a connu ce roman.

En utilisant la fable d'une épidémie de « cécité blanche » qui frappe une ville, comme la peste frappait la ville d'Oran chez Camus, c'est la description de toutes les faiblesses, les lâchetés, les turpitudes, les comportements ignobles, mais aussi de la solidarité, du courage, de l'abnégation, de la tendresse et de l'amour qui nous est faite. Et, à la différence du roman de Camus, une grande place est donnée aux personnages de femmes, avec au premier rang, celui charismatique de celle que l'auteur appellera, tout au long du récit, la femme du médecin, la seule qui n'a pas perdu la vue et qui, malgré ses hésitations, ses douleurs, ses remords, va entraîner et sauver toutes celles et ceux qui l'entourent. Un beau personnage de femme, une belle solidarité entre femmes, et entre humains de tous âges, un récit souvent dur, cru et cruel, mais dont l'écriture est exceptionnelle.
Ici, pas de numéros, ni de titres de chapitre, une ponctuation dans laquelle les dialogues ne sont pas marqués par des guillemets, des tirets, des deux points, mais par une simple majuscule en cours de phrase, ce qui donne beaucoup de fluidité au récit. Et puis, l'auteur garde toujours, malgré la dureté des évènements exposés, un sens de l'humour, de la dérision, de la digression sur la destinée humaine, sur le sens de la vie et de la mort. Et enfin, une façon de vous prendre à partie, d‘établir une connivence avec son lecteur, qui évoque, du plus loin, Cervantes ou Sterne, du plus près de nous Kundera.

Mais, par-dessus tout, j'ai été touché, comme je crois beaucoup de lectrices et lecteurs, par l'humanité, l'empathie pour les êtres humains qui sort de ce formidable roman
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Une chose est sûre : l'aveuglement ne peut vous laisser indifférent. Certains crieront au chef d'oeuvre, d'autres détesteront et s'ennuieront.

Moi, j'ai vraiment été dérangée par ce roman de José Saramago, prix nobel de littérature.

On le sent bien dans les lignes de José Saramago qu'il ne fait pas confiance en l'espèce humaine, qu'il la croit capable du pire. C'est ce qui fait qu'on est différent. J'ai la quarantaine passée, ce côté Bisounours, naïf au mieux, bête au pire, qui me pousse à toujours croire que l'Homme est bon et qu'il va faire de son mieux pour aider son prochain, garder sa dignité et son humanité.

Alors oui, Laveuglement m'a sacrément secouée. Parce qu'au fond, je le sais bien que l'homme est une bête pour l'homme.
Il suffit d'une épidémie (tiens c'est d'actualité) et hop tout part en vrille.

Cela commence par un homme à un feu rouge qui subitement perd la vue. Une âme charitable le conduit chez lui (et lui vole sa voiture par la suite). Visite chez un médecin ophtalmologue. Quelques heures plus tard, le médecin et les patients de la salle d'attente sont contaminés.

Là est le génie de José Saramago. Nous offrir un roman de science fiction ,de dystopie, en enlevant juste un sens à l'Homme. Rendre aveugle par contagion et "voir si j'ose dire, ce qu'il va se passer.

Les premiers cas sont conduits dans un dortoir désaffecté. La peur, l'ennui , le questionnement bien entendu plongent notre petit groupe d'aveugles dans le désarroi. Nous suivons le premier aveugle et sa femme, un enfant louchon, l'homme au bandeau noir, la jeune fille aux lunettes teintées , le médecin et sa femme. Cette dernière contre toute attente sera la seule à garder la vue et guidera le petit groupe.

Les cas se multiplient. Arrivent la faim, le manque d'hygiène, les humiliations, l'égoïsme, la cruauté, la violence.

Certaines scènes m'ont donné la nausée. Cette plongée dans l'enfer est aussi brutale pour le lecteur que les personnages.

Quelques lueurs d'espoir par moment. Peut être ce livre nous permettra -t-il de voir différemment tout comme on l'espère avec notre épidémie de covid, les comportements changeront. Mon côté Bisounours revient au galop pour vous dire que je crois en plus de solidarité, en plus d'humanité après cette grosse leçon de vie.
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