Réglez vos mirettes !
Ni vu, ni connu, imaginez qu'un bonhomme, puis deux, puis trois, puis beaucoup, les enfants, les femmes, les construits, les déconstruits, les mal construits, les reconstruits et les bien foutus, everybody en body ou en peignoir, perdent subitement la vue au volant de leur voiture, pendant une séance chez un ophtalmo ou en beurrant des tartines.
Pas vu pas pris ? Et bien si. le gouvernement tente d'enrayer l'épidémie en réquisitionnant un hospice abandonné pour enfermer les victimes et les cas contacts. Quelques aveugles de naissance égarés sont également enfermés, principe de précaution oblige. L'armée est chargée de les rationner avec ordre de tirer à vue en cas d'évasion.
Dans cette quarantaine forcée, à la solidarité initiale entre victimes va succéder le pire et le meilleur de l'humanité. Pour ne pas abandonner son mari devenu aveugle, une épouse, bon pied bon oeil, s'est laissée enfermer avec les obtus de la cornée et va tenter de sauver son mari et ses anciens patients : un enfant bigleux, une jeune fille aux lunettes teintées, un vieillard au bandeau noir, le patient 0 et un voleur de voitures en bonus.
Comme la cécité a touché aussi bien de bons samaritains que de viles crapules, la loi du plus fort s'instaure au sein de cette communauté fortiche à Colin-maillard, où s'entassent plusieurs centaines de malades. En mode survie, revenus à l'état de nature, les besoins primitifs de chacun priment peu à peu sur toute humanité. C'est oeil pour oeil. Tout le monde peut se garer sur les places pour handicapés.
Je vous conseille d'acheter cette fable immorale du prix Nobel Portugais les yeux fermés. Ce texte, paru en 1995, n'est pas seulement dérangeant et passionnant, il nous rappelle de la façon la plus crue, dans un récit qui n'épargne aucun détail, qu'il est plus important d'observer que de voir sans regarder. L'auteur tape aussi comme à son habitude sur les pouvoirs autoritaires et sur l'individualisme.
Je n'ai pas suivi cette histoire en confiance comme un aveugle suit son labrador sur un passage piéton.
José Saramago m'a fait traverser une autoroute les yeux bandés derrière un caniche. Il fait du lecteur un voyeur, détaillant ce que les personnages ne peuvent plus voir, les impudeurs, la saleté, l'oubli de soi et un rapport au corps débarrassé du regard des autres. Pratique pour se balader à poil dans son jardin mais un brin humiliant quand il s'agit de fréquenter les toilettes publiques en nocturne. Cette cécité protège finalement ses personnages de l'ignominie qu'ils supportent.
Ce roman, adapté au cinéma dans un film que
Julianne Moore ne parvient pas à sauver malgré son talent ( « Blindness – 2008), prend une dimension de récit post apocalyptique quand les personnages quittent leur prison et tentent à tâtons de parcourir une ville où la recherche de nourriture constitue l'unique raison de vivre.
L'auteur portugais n'a jamais été tendre avec la religion mais ce roman a une résonnance biblique avec la parabole du Christ pour les pharisiens : « Ce sont des aveugles qui guident des aveugles. Or si un aveugle guide un aveugle, ils tomberont tous les deux dans la fosse. » Source Evangiles selon Luc, Matthieu et Wikipédia qui marche aussi avec les moutons. Brueghel en a fait un tableau, forcément très gai.
Il faut croire qu'il n'y a pas que l'amour qui rend aveugle.