Un obscur fonctionnaire de l'état civil entreprend une recherche sur une femme dont il a par hasard manipulé la fiche. Une quête qui bouleversera complètement sa petite vie tranquille.
Le gratte-papier a cinquante ans, il travaille depuis des années au Conservatoire où sont gardés tous les noms des citoyens, les naissances, les mariages et les décès. Bien sagement dans ce bureau, il classe ou recopie inlassablement des fiches sous l'oeil d'une hiérarchie rigide.
C'est l'écriture de Saramago, avec ses pages bien pleines, sa rareté d'alinéas, même lorsqu'il y a des dialogues. C'est très dense et un peu rébarbatif au départ, mais lorsqu'on s'adapte au style, on découvre que c'est plein d'humour et d'ironie, avec aussi plein de sujets de réflexions.
Avec le héros du roman, on peut se demander le pourquoi de toutes nos tâches quotidiennes qui peuvent sembler bien absurdes. Et à quoi serviront toutes ces traces qui seront rapidement effacées après notre mort?
Et on pourrait ajouter : à quoi servent toutes nos listes de livres, tous ces noms d'auteurs qu'on collige aussi religieusement…
Des majuscules après des virgules, cette pratique orthographique m'aurait valu quelques biffures au stylo rouge de la part des professeurs de français qui ont exercé leur conscience professionnelle à tenter de me transmettre leur savoir. Il faut ne plus être en quête de bonnes notes aux examens ou des bonnes grâces de l'édition pour se permettre pareille liberté.
Aussi, à la fermeture de cet ouvrage, c'est son style d'écriture que je retiendrais plus volontiers que son intrigue. Peu convaincante, cette dernière m'a empoussiéré l'esprit à force d'exhumer des archives. L'épilogue est à l'avenant, plus un dernier souffle qu'un dénouement. Voilà qui confirme à mes yeux l'affirmation de Jean d'Ormesson selon laquelle c'est la forme qui fera le succès d'un ouvrage plus que le fonds.
La fluidité du style de cet ouvrage est en partie rendue par l'artifice qui consiste à enchaîner répliques et réparties dans de longues phrases ponctuées de virgules. Dialogues que Monsieur José, seul nommé parmi les protagonistes, tient non seulement avec ses interlocuteurs, mais aussi avec sa conscience, quand ce n'est pas avec le plafond de son logement de fonction misérable, lorsque celui-ci est institué en "oeil de Dieu".
"Tu voulais la voir, tu voulais faire sa connaissance, et ça, que tu le veuilles ou non c'est déjà aimer." Louable intention qui vaudra à cet ouvrage sa promotion en conte philosophique si l'on en croit l'assertion en quatrième de couverture. Cette qualification peine toutefois à sauver la quête de Monsieur José, fonctionnaire de l'archaïque Conservatoire général de l'État-civil, zélé jusqu'au jour où il extrait incidemment la fiche signalétique d'une femme, parfaitement inconnue de lui, mais dont il décide de partir à la recherche.
Quant à en connaître la raison ? le suspens peine à donner du souffle à une intrigue qui en outre souffre de longueurs. Voilà qui savonne la planche de l'ennui, en dépit d'un style agréable, ou peut-être grâce à lui, et me précipite sans coup férir dans les bras d'un autre ouvrage à qui je confierai mes espoirs d'évasion. Loin de la poussière des archives. Ce sera Dalva de Jim Harrison.
N°475– Novembre 2010.
TOUS LES NOMS – José Saramago *– le Seuil.
Cela commence plutôt bien puisque l'auteur, non sans un certain humour, caractérise la division hiérarchique du travail « Les préposé aux écritures doivent trimer sans répit du matin jusqu'au soir, tandis que les officiers d'administration travaillent de temps en temps, les sous-chefs de loin en loin seulement, et le conservateur presque jamais ... Imaginer le chef du Conservatoire en train de faire des heures supplémentaires équivalait à peu près à imaginer la quadrature du cercle ».
Celui dont il va être question est M. José, fonctionnaire du plus bas grade, employé au Conservatoire général de l'État Civil dont le rôle est de répertorier les vivants et les morts. Or ce monsieur n'a rien d'extraordinaire : la cinquantaine, célibataire solitaire, sans enfant, et pour occuper le peu de temps que lui laisse sa tâche de subalterne, il va se mettre à collectionner des articles de presse sur les cent personnalités les plus importantes du pays. Un jour, par hasard, il tombe sur le dossier d'une femme de trente six ans, divorcée, professeur de mathématiques et, sans qu'il y ait à cela la moindre explication va s'intéresser à elle. Lui, le petit fonctionnaire modèle, ponctuel, zélé et servile, qui n'a jamais enfreint le moindre article du règlement interne, qui a toujours mené à bien sa tâche sans jamais faillir, va, pour la retrouver, bouleverser ses habitudes, prendre des risques inconsidérés, détricoter la vie de son sujet, se livrer au détournement de quelques imprimés administratifs, falsifier des autorisations et même enfreindre la loi pour atteindre le but surréaliste qu'il s'est fixé. Et cela sans la moindre raison ... Las, sa quête sera vaine puisque la femme inconnue est morte mais il aura, à cette occasion réussi à être un autre homme au moins pendant ces quelques semaines pendant lesquelles il a voulu s'abstraire de cette condition de petit scribouillard courtelinesque aussi transparent que sont abstraites les identités que son emploi l'amène à gérer. Deviendra-t-il amoureux de cette femme désormais définitivement absente ? Il ira même jusqu'à consigner tout cela par écrit dans une sorte de journal intime, peut-être pour garder la mémoire de ce qui a été l'unique action importante de sa pauvre vie.
Dans un style délibérément ironique, jubilatoire, luxuriant, malgré des phrases un peu longues et une mise en page qui rend parfois la lecture un peu délicate, l'auteur fait partager à son lecteur les rebondissements qui vont bouleverser le quotidien de ce vieux garçon pendant quelques temps, montrant tout à la fois les absurdités de cette administration kafkaïenne qui ne permet pas à un subalterne de prendre la moindre initiative, si petite soit elle, sans en référer à son supérieur, où la moindre réclamation prend des proportions monstrueuses, où les discours des chefs sont de minables péroraisons, et met en évidence la personnalité de ce pauvre homme. Son travail est toute sa vie, et il l'accomplit avec dévouement et abnégation sans s'apercevoir qu'il l'abrutit complètement. Pourtant, lui le vulgaire gratte-papier qui n'existe presque pas, va bénéficier d'une sorte de complicité inattendue du conservateur ! Ce dernier, inaccessible et protégé par des pratiques hiérarchiques d'un autre âge, va s'intéresser à lui, ne le considérant plus comme un être « taillable et corvéable à merci », respectant soudain sa personnalité.
Alors, roman à énigme baroque qui moque ce pauvre homme enfermé dans une administration déshumanisée et tentaculaire qui finirait peut-être par le broyer malgré cette tentative de donner un sens à sa vie, ou image en creux de chacun d'entre nous, coincé dans cette société du quotidien qui ignore l'homme et ne cherche qu'à l'avilir ? Elles ne sont pas si forcées que cela les évocations de ce monde du travail que la hiérarchie tronçonne et que les coutumes en usage dans dans ce bureau empreintent à la pratique de la délation et de suspicion entre collègues et de la flagornerie avec l'autorité. Est-ce que cette tentative de vouloir sortir de sa condition a donné à la hiérarchie l'occasion de s'intéresser à un agent qui a soudain voulu faire autre chose que son travail ? Que signifie ce coup de folie de ce petit employé couleur muraille qui choisi par hasard de mener des investigations aussi inutiles que l'est son travail au quotidien ? Qui est ce « monsieur José » (cette civilité lui donne quand même une certaine originalité dans ce récit) qui étrangement est le seul parmi les protagonistes pourtant importants de ce roman à porter réellement un nom (Je ne peux pas ne pas remarquer que l'auteur lui-même se prénomme ainsi, ce qui renvoie immanquablement au personnage de Joseph K du « Procès » de Franz Kafka, lui aussi poursuivi par l'absurde !) ? Que signifie ce berger facétieux qui, à la fin du roman s'amuse à mêler dans ce cimetière les pierres tombales ? L'auteur veut-il insister sur l'inutilité d'un travail improductif et impersonnel pourtant imposé par une hiérarchie aveugle et grisée par son pouvoir ? S'agit-il de dénoncer l'ambiance oppressante de ce bureau ? Que signifie cette attention du conservateur à son égard, paternalisme ou réelle complicité ?
L'auteur s'attache son lecteur tout au long du roman. Nous convie-t-il, sous couvert d'une fable, à nous interroger sur le concept même de l'identité, sur la solitude de l'existence, la place de chacun dans cette société, l'importance de son travail, le néant de la mort, la vanités des choses humaines, le destin ou la volonté d'exister que chacun d'entre nous possède en lui? A quoi sert un écrivain ? Probablement à être le miroir du monde dans lequel il vit, à renvoyer à son lecteur une image bien réelle de son univers quotidien ... et ce n'est peut-être pas là la moindre de ses qualités.
A chacun d'apporter sa réponse.
* Prix Nobel de littérature 1998.
©Hervé GAUTIER – Novembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com
Ce roman au style "saramagien" relate la quête métaphysique d'un petit employé à l'Etat Civil sur les liens qui unissent le monde des vivants à celui des morts.
En suivant un fragile et dangereux fil d'Ariane, monsieur José, par des chemins labyrinthiques et éprouvants, rencontrera plusieurs personnages à l'aspect banal, énigmatique ou intimidant qui lui indiqueront la voie, à travers une administration sans états d'âme, une ville austère et un cimetière tentaculaire.
Les éditions du Seuil présentent cette oeuvre de l'écrivain portugais comme une "enquête policière", un "conte philosophique", une "réflexion sur la vie et la mort, la lumière et l'obscurité".
Saramago, après avoir exercé plusieurs métiers, dont ceux de serrurier, d'employé de bureau et d'assureur, commença à écrire à l'âge de 58 ans. Il en avait 75 lorsqu'il composa "Tous les noms", en 1997. Il obtint le prix Nobel de littérature en 1998.
La plupart des individus naissent, vivent, meurent et sont invisibles aux yeux de l'humanité, ce sont les anonymes, les inconnus. C'est cette invisibilité là, que José Saramago, prix Nobel de littérature 1998, sort de l'ombre dans ce roman, publié en 1997.
Il imagine le Conservatoire général de l'état civil, immense bâtiment contenant une invraisemblable quantité de fiches sur lesquelles est inscrit l'était civil des personnes vivantes, mais également dans une proportion encore plus énorme celui des morts. Les rayonnages sur lesquels sont déposés les fiches ont une telle hauteur que les employés qui doivent atteindre les étages supérieurs sont pris de vertige. le dédale des allées nécessite l'utilisation d'un fil d'Ariane pour ne pas s'égarer. Un employé qui s'y est perdu, a été retrouvé mort. le mouvement des fiches des vivants vers les rayonnages des morts est permanent. Il règne dans cet endroit kafkaïen une entêtante odeur de papier et une poussière qui obscurcie la vue. le travail est très hiérarchisé, et inversement proportionnel au niveau hiérarchique, au bas de l'échelle les préposés aux écritures sont surchargés de tâches, ils sont encadrés, surveillés, commandés, voire espionnés par des sous-chefs, puis des chefs et au-dessus de tous règne le conservateur.
Parmi les préposés aux écritures, Monsieur José (qui n'a pas de nom) est encore plus invisible que les autres, par contre il bénéficie d'un privilège, il loge dans une maison attenante au Conservatoire et peut accéder aux fiches d'état civil en dehors des heures d'ouverture. Cet homme transparent a une passion, il collectionne tout ce qui concernent les gens célèbres, et s'introduit la nuit pour copier leurs fiches, jusqu'au jour ou le hasard lui met entre les mains la fiche d'une inconnue. Il décide alors de mener une véritable enquête pour tout connaître de sa vie. Il se lance dans une rocambolesque aventure. Il se munie de fausses autorisations pour interroger les voisins de cette personne. Il effectue une expédition nocturne dans le collège, où elle a fait ses études et est devenue enseignante, pour subtiliser les documents qui la concernent. Il devient cambrioleur pour tout connaître de la personnalité de l'inconnue, mais ce faisant il la sort de l'anonymat. Il est tellement obsédé par son sujet qu'il en tombe malade. Puis, il découvre que pendant ses recherches et sa maladie , la fiche de l'inconnue est passé du rayonnage des vivants à celui des morts, car elle s'est suicidée. C'est dans un cimetière tentaculaire qu'il poursuit ses investigations. Il se résigne à interroger les parents de l'inconnue pour savoir pourquoi elle s'est donné la mort.
L'humour n'est pas absent de ce conte philosophique, notamment avec la peinture d'une administration qui tient à la fois des " ronds de cuir " de Courteline et de Kafka. Mais ce sont surtout les thèmes qu'il aborde qui sont passionnants. Pourquoi le hasard lui a mis cette fiche entre les mains? Qu'est-ce qui fait qu'un anonyme devient célèbre? Peut-on se suicider sans raison? le temps s'écoule-t-il pour tous à la même vitesse? Existe-t-il un grand ordonnateur qui gère nos destinés? Puis encore, la curiosité, les rapports humains, la vie et la mort, le souvenir que l'on laisse dans la mémoire de ceux qui nous ont connus et plus encore aimés.
Bien qu'il n'amène pas de réponses, ce formidable livre oblige à se poser des questions, oblige à la réflexion et c'est la vertu des chefs-d'oeuvre.
En quelle année le voyage commence et en quel année le voyage se termine ?