(contient des éléments clés du livre)
L'histoire d'un homme chez qui des sentiments relativement banals font germer un mal grandissant, un mal physique, presque matériel, niché au creux du ventre. le simple frisson d'adrénaline dans le jeu qu'il entretient avec un certain nombre de femmes mariées, la possibilité que n'importe quoi puisse arriver, mêlé à ce sentiment si humain qui se caractérise par le bien-être ressenti quand on vous regarde accompagné de gens importants, le sentiment de puissance quand vous devenez le centre de l'intention, que vous savez que tous ces gens, soit vous envient, soit ne pensent que du bien de vous. Voilà des sentiments qui vous remplissent pour un instant, mais qui laissent un grand vide quand il faut retourner à la vie. le vide a pris corps dans Harry.
La vie de Harry, c'est son travail, pour lequel il est dévoué et plein d'ambition lorsqu'il songe à la place importante qui l'attend au sein de l' entreprise. Monter les échelons, voilà pour le remplir un peu, et puis l'amour de ses parents, et quelques amis (de moindre importance).
Pourtant le vide a pris racine en lui et s'est formé une peau dans son ventre. Harry c'est deux peaux : l'enveloppe de sa chair, et celle de son vide. Et ce vide grandit petit à petit, comme les plantes qu'Harry achète compulsivement et qui pourrissent, comme l'intérieur de son corps pourrit de mois en mois, d'année en année, sous l'oeil désespéré de Linda, sa femme (sur laquelle je reviendrai).
C'est petit à petit que
le démon prend forme. Une phrase dite à Harry par un de ses amis, au bar « un homme qui bande ne pense plus », car Harry les a laissé en plein match, rejoindre une femme fraîchement rencontrée. « un homme qui bande ne pense », en voilà une petite possession déjà, une anodine perte de soi, de la conscience du monde alentour, le corps qui fonce, bite en avant comme indiquant le nord, et la tête qui ne voit plus, pas même la partie de baseball entamée avec des amis.
Harry se doit de tenir une certaine attitude et de faire preuve d'un maximum de concentration dans son travail, il a des responsabilités. Jusqu'à la moitié du livre, seul son travail importe ; quand l'être vide qui s'est installé en lui réclame qu'on le remplisse, c'est la qualité de son travail qui en pâtit. Alors il le remplit, en la compagnie de femmes toutes différentes qu'il rencontre chaque jour, à l'heure du déjeuner. Et le bien-être qui s'ensuit. Ce bien-être, si intense qu'il soit ressenti par Harry, n'est-il pas en fait équivalent au sentiment général qui englobait Harry au quotidien avant que
le démon ne le ronge ? Cette joie intense ne semble être qu'un soulagement passager. Un soulagement physique, car quand
le démon réclame, ce sont les mêmes troubles qui reviennent, qui sont décrits encore et encore, l'estomac noué qui remonte dans la gorge sèche etc. Et un soulagement moral, il va pouvoir se concentrer sur son travail de manière assidue, et parfois, être envahi d'angoisses non démoniaques, celles qui sont dues à des erreurs commises, la peur de perdre son job, d'être engueulé par son patron ou autre. Il y a un véritable dédoublement de plus en plus visible entre les deux peaux, les deux êtres, les réactions sont dissociées et peuvent être attribuées assez facilement à l'un ou à l'autre.
Et puis arrive le moment où Harry rencontre Linda, dans un moment du livre très sensible, où les bruits de jeux dans la piscine se mêlent à la chaleur du soleil sur la peau et les frémissements de la proximité avec le corps de Linda en bikini. La douceur de la scène ne se brise qu'au trajet retour dans la voiture, alors qu'Harry raccompagne Linda chez elle. Harry se laisse aller à un accès de jalousie, le faisant prononcer des mots dont on ne le croirait pas capable de prononcer devant une femme ; et ce doute qui persiste quant à savoir laquelle des deux peaux est en train d'agiter Harry à ce moment-là.
Après un certain nombres d'épisodes dans lesquelles
le démon se fait de plus en plus présent (dans son absence aussi, comme le silence après le bruit), Harry et Linda se marient. C'est alors que tout va aller de mal en pis, car les pages sur le bonheur, sur le bien-être dans leur couple, sur les rires, sur le sexe seront nombreuses et douces, nous faisant redouter de manière beaucoup plus intense le moment où
le démon recommencera à agiter Harry. Et ce moment arrive bien sûr, Harry doit tromper sa femme, plusieurs fois, pour se libérer de ces horribles sensations de torsion de ses organes ventraux, tordus par un être invisible mais de plus en plus capricieux et exigeant dans la cruauté. Parfois même, et de plus en plus fréquemment,
le démon agit seul, en éteignant la conscience d'Harry, et ce n'est qu'après l'acte commis qu'il réalise. Comment en vouloir à Harry de tromper et de mentir à une femme si douce, joyeuse, sincère, bienveillante, réconfortante, chaleureuse et tout ce qu'on voudra d'autres ? Lui que
le démon pousse à se taire, à se replier sur lui-même. Lui qui est rongé par un sentiment de culpabilité lorsqu'il retrouve ses esprits, et qu'il redevient maître de sa peau. Lorsqu'il cède à ce démon, c'est le bien-être qui l'emplit, il peut rentrer chez lui et présenter à sa femme (et à ses (futurs) enfants) une tête à peu près apaisée, quoique bien fatiguée et au teint inquiétant, mais ce sont des facteurs qu'il arrive à faire passer sur le compte de son travail. On peut être tenté de dire qu'il fait cela aussi pour elle paradoxalement, pour garder un certain équilibre dans le foyer, et parce qu'il aime sa femme profondément! Il y a les structures lourdes des responsabilités du travail et de la famille et les envies dégénérées et arbitraires dont Harry est victime. Et le foyer se dégradera. Il se dégradera moins vite (grâce à Linda) que ne se dégraderont le corps et l'esprit de Harry. Car
le démon est exigeant et ne se nourrira désormais plus que de pourriture, de crasse, de putréfaction: de vols de plus en plus importants ; de prostitués alcooliques et malades exerçant leur métier salement dans des taudis et des draps puants; et enfin de meurtres, de plus en plus impressionnants et spectaculaires.
La fin tragique de Harry est vécue comme une délivrance, son corps descendra lentement dans les abysses, comme un squelette de baleine. Et les bulles qui se sont formées à la surface de l'eau par son dernier souffle éclateront sans un bruit. Alors se dispersera
le démon, responsable des malheurs d'une sainte désormais veuve et de deux enfants orphelins.