C'est peut-être pour cela que j'ai encore goût à la vie, même si la vie n'a plus le goût de moi. Cette surprise patiemment renouvelée. Tous les jours un caillou neuf et brillant au milieu du tapis terne des cailloux usés à force d'avoir été caressés. Ce n'est même pas une question de regard. Les yeux ne servent à rien. Il suffit de savoir sentir. Ressentir le monde autour de soi. Se laisser pénétrer du chaos sans forcément chercher à tout ordonner. Parce que nous-mêmes nous ne sommes pas autre chose qu'une part du chaos.
Et qu'il n'y a pas de miroir plus juste et plus cruel que l'écriture.
Il y avait quelque chose de très apaisant dans l'acte de peindre sans se soucier de ce qui allait naître sous le pinceau. Une liberté totale qui rappelait à Célia ses courses dans la forêt avec Alice. Une animalité brute qui balaie tous les doutes, toutes les angoisses. Il n'y a plus que le geste, débarrassé de toute intention. Un présent qui explose sur la toile.
Aucune maison ne protège de la solitude et des regrets.
Ils accepteront ta liberté de femme, si ta liberté porte les habits de la folie. Ils cracheront peut-être à tes pieds, mais tu pourras aller sans entraves car les crachats ne sont pas des chaînes.
Là, près de la baraque en pierre taillée, dans la nuit parée de givre, Célia pousse son cri de louve, et ce cri c'est aussi celui de Tina, et peut-être même celui de Catherine. Et celui d'Alice. C'est le cri, le hurlement, la plainte de ces femmes qui sont en-dehors du monde parce que les hommes leur ont refusé le droit d'aller librement dans le monde. C'est la rage, la colère, la peur, les pleurs, le trop-plein de vie et les ombres de la mort, un mystère insondable qui n'en finit pas de résonner ce soir-là. Il retentit ce soir-là et bien d'autres soirs encore sur le flanc escarpé de cette montagne sans cesse giflée par le vent du nord. Le cri des jeunes louves.
Célia s'avance vers la tombe de Tina. Dans le petit encrier, les fleurs des champs sont fanées depuis longtemps.
Les pas de Célia se perdent dans les couloirs gris et infinis.
Parfois le mensonge nous est indispensable pour accepter la vérité.
Comment à force d'angoisses et de frustration on pouvait retourner le poignard de la haine contre les siens. Et tout particulièrement contre des enfants. Parce que tué l'enfance, c'est tuer la dernière parcelle d'humanité. C'est assassiner le futur, c'est nier le passé, c'est dissoudre le présent.