Un adolescent, une arme, une école. le scénario, très américain, est désormais bien connu, diffusé par toutes les télévisions du monde à la rubrique faits divers. du pain bénit pour les pourfendeurs du "rock satanique" ; un parfait argument pour les adversaires de la culture des armes étatsunienne ; un sujet de réflexion sans fin pour sociologues et psychologues. Une idée vertigineuse pour une romancière - la mieux à même, sans doute, d'appréhender par l'analyse et l'imagination l'écheveau complexe qui peut mener à un tel bain de sang.
Kevin Katchadourian n'a pas 16 ans lorsqu'il assassine, froidement, une poignée de "camarades" dans le gymnase de son lycée. Dans sa tête, on n'entrera jamais vraiment. C'est sa mère qui tient ici la parole, à travers une longue série de lettres adressées à son époux. Pour tenter de comprendre comment ils en sont arrivés là. Pour mettre le doigt sur sa propre culpabilité - sa culpabilité de mère bien antérieure à ce fatal jeudi, mais qui ne se résume en rien à un simpliste "c'est de sa faute".
Il faut qu'on parle de Kevin, de fait, c'est moins l'histoire d'un adolescent meurtrier que celle de la maternité d'une femme qui a conçu par erreur. Une femme victime d'un de ces lourds héritages familiaux qui ploient les âmes malgré tout le soin qu'elles mettent à se dépêtrer du passé, une femme qui s'est voulue libre, indépendante et forte, qui a conquis tout ce dont elle semblait devoir rêver - une entreprise florissante, source de voyages passionnants aux quatres coins du monde, un époux aimant et aimé - et qui, sentant peu à peu s'effriter le plaisir de ses conquêtes, a rêvé d'autre chose. S'est alors laissée convaincre par ce consensus social qui fait de la maternité un aboutissement ou une apothéose. A vite compris son erreur mais n'a pas pu, n'a pas su faire marche arrière lorsqu'il en était encore temps - son mari, lui, était si heureux ! A détesté être enceinte, détesté tous les renoncements nécessaires ou imposés, et après un accouchement épouvantable... n'a rien ressenti, ni aboutissement, ni apothéose, ni satisfaction, rien qu'un vague recul horrifié devant cette créature qui refusait déjà son sein. Culpabilité, te voilà déjà - et pourtant, est-on maître de ses sentiments ?
Entre une mère qui met tout en oeuvre pour paraître attentive et aimante, mais ne parvient pas à aimer, et un père débordant d'affection naïve, enthousiaste et aveugle, Kevin engage tant bien que mal son chemin dans la vie, ancré bec et ongles dans le refus et la colère. Un bébé insupportable, qui vient à bout des nounous les plus patientes, puis un enfant solitaire et ambigu, que son père s'obstine à voir victime et que sa mère commence à soupçonner malfaisant. Se profile alors peu à peu le portrait, répulsif et fascinant, d'un gamin que la vie n'intéresse pas, impossible à punir, immensément malheureux et d'autant plus nuisible, dangereusement lucide et intelligent. Un gamin qui va ruiner, instinctivement d'abord, très consciemment ensuite, la vie de ses parents, avant de s'attaquer à d'autres. Pourquoi ? Tout est suggéré, au final, mais aucune réponse définitive n'est jamais donnée. En existe-t-il seulement qui ne soit pas naïve ?
C'est un véritable tour de force, que ce roman, qui démolit avec une finesse et une lucidité implacable tous les grands credos de notre société. La réussite et le confort comme architectes du bonheur, le mythe de l'amour maternel naturel et spontané, l'innocence des enfants, la plus grande sagesse des adultes, tous ces bons sentiments dont on se capitonne pour ne pas regarder la noirceur en-dessous, pour rendre la vie supportable, tout simplement. Si Kevin incarne si parfaitement le mal , n'est-ce pas justement parce qu'il ne sait voir que la fausseté de ce qui nous sépare de l'abîme ?
Sa relation avec sa mère est passionnante, un rejet mutuel, intime, viscéral, dont l'amour pourtant n'est pas absent, pas à jamais, mais profondément dévoyé. Inaccessibles l'un à l'autre, ils se ressemblent pourtant, et se comprennent mieux que personne d'autre ne les comprendra jamais.
Et au-delà du cas particulier, de l'intime retors et troublant, le symbole social qu'il représente, accentué par l'insistance que met l'auteur à caractériser les convictions politiques des parents, est tout aussi violent. Songez à cela : Kevin Katchadourian, fruit nihiliste et maléfique des deux grandes Amériques officielles : la républicaine, naïvement imbue du rêve américain (le père), la démocrate, non moins naïvement imbue de sa propre générosité, jusqu'à la parfaite arrogance (la mère).
Tout ceci compose une lecture d'une grande richesse, de plus en plus captivante à mesure que grandit le malaise, impossible à lâcher sur les dernières dizaines de pages. Il faut dire que mes propres a priori sur la maternité rejoignent assez bien l'expérience désastreuse d'Eva, que mes propres tendances au nihilisme comprennent assez bien certains traits de Kevin, pour que cette lecture me parle tout particulièrement.
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