Marie, ce soir-là, était-elle inspirée par cette terre qui l’avait accueillie ? Songeait-elle, en jouant, à ses hautes falaises, à ses montagnes nuageuses, à ses lacs innombrables, à ces foules de manchots et à leur démarche chaloupée ? Quels itinéraires retrouvait-elle en enchaînant balades et complaintes, chansons et berceuses ? Les cris du glacier, le murmure des pierres, la plainte des îles trouvaient-ils ici leur musicale traduction ? À ses côtés, l’électricien soulignait ces phrasés de son souffle enchanteur. Plusieurs fois, ils improvisèrent. Là, ce furent des instants de pure magie au cours desquels les regards qu’ils s’échangeaient semblaient combler l’absence de partition. Quoi de plus logique, après tout, sur cette terre où aucune route ni aucun sentier ne guide les hommes. Où l’espace s’ouvre en grand, en très grand au marcheur. Où chaque pas s’improvise, tout le temps. S’improvise mais doit être terriblement pensé, étudié. À l’image de ce territoire sans chemin, leur musique prenait de plus en plus de liberté, elle se jouait des impératifs solfégiques, elle prenait son envol en suivant les traces de l’albatros, puis nageait dans un océan acoustique aux côtés des grands orques, ceux que l’on surprend parfois à parler aux vagues. Les notes envahissaient la salle puis se perdaient dans la nuit australe, comme ces pincées d’étoiles que les nuages absorbent.
Car la nuit savait qu’ici, un volcan pouvait décider à tout moment de la défier en projetant ses gerbes d’étoiles très haut dans le ciel. Pour l’instant, il se tenait tranquille, laissant les vagues caresser doucement les longues plages de sable blond, plantées de cocotiers et de filaos. Parfois, on entendait un chant. Un chant bleu, ruisselant des ravines, courant le long d’une barrière de corail, imprégnant le chaos des cirques, effleurant le feuillage des arbres. Un chant rouge. Du rouge agressif des vieilles chaînes, de la douleur d’une mère à qui l’on a retiré son fils. Rouge comme le sang des mains noires que l’on clouait parfois sur les portes, jadis. Et ce chant, alors, devenait jaune, poursuivant les bonites jusque dans les profondeurs, accompagnant les dauphins jusqu’au large des lagons, stimulant encore un peu le regard des baleines … ce chant venait de très loin. C’était la respiration des alizés, leur souffle démesuré que les marins apprivoisent, quelquefois, avec leurs guitares pour qu’ils se changent en musique.
L’île principale, énorme, perpétuellement applaudie par les tempêtes, coiffée par des pluies que des vents obstinés désorientaient, offrait son visage minéral aux passagers ébahis par ce spectacle inouï. Improbable pays des extrêmes, sculpté par les éléments déchaînés, conçu sans doute un jour par l’imagination d’une divinité sortie tout droit des entrailles de la terre. (…) Lardé de falaises démesurées, le littoral projetait dans le ciel des giclées d’oiseaux qui tournoyaient un peu au-dessus d’eux avant de se dissoudre dans les bourrasques. Au loin, on apercevait parfois, lorsque les brumes daignaient s’écarter un peu, la masse blanchâtre d’une chaîne de montagnes, plantée là, imperturbable, bien au-dessus de la fougue des flots.
Dehors, les rafales fouettaient la tôle des bâtiments avec constance. Quelque chose d’animal semblait habiter ces vents que rien n’arrêtait. Une force bestiale, la puissance d’un galop, on était en présence d’un être fabuleux perpétuellement attisé par la rotation de la terre. Une meute de fantômes à la respiration violente. Le long souffle d’un être têtu venu de nulle part, son haleine inodore mais souveraine, une forme de pouvoir sur les êtres et sur les éléments. Qui inspira certainement ceux qui réalisèrent l’inscription en fer forgé plaquée sur les murs de l’église : « Ventus est vita mea », le vent est ma vie …
- Finalement, les Kerguelen sont une forme de kaléidoscope …
- Comment ça ?
- Ici, tu n’as même pas besoin de bouger pour avoir la sensation de te déplacer. La lumière est aussi instable que les vagues de l’océan. Les vents déplaçant perpétuellement les masses nuageuses, l’éclairage de ce décor spectaculaire en modifie constamment l’aspect !
- Je pense que c’est inutile de dire quoi que ce soit. Nous partons dans deux jours et ne reviendrons probablement jamais sur cette terre qui ne fait rien pour être attachante, mais qui l’est terriblement …