PAUL JACK, MULTICOLORE ET SENSUEL
par Camille Layer
« Paùl a toujours rêvé de renverser la table alors qu'on lui renvoie
l'image de celui qui met sagement le couvert. »
Tout est dit. Cette phrase à elle seule plante le décor, de plume de maître. Nous présente, avant de nous l'offrir, un bouquet d'émotions multicolores, multi-sensuelles qui nous ouvre les bras.
Pierre-Michel Sivadier transpose chaque sentiment, chaque émotion, chaque instant avec une justesse exacte, cathartique, qui nous laisse pantois, chamboulé, à notre tour par la réalité, la sensualité « tactile » presque palpable de ses personnages plus vrais que nature.
Si tu tournes la page, il faudra te laisser porter. Accepter le trouble ou goûter l'empathie lorsqu'elle se présente. La frustration, aussi, qui se devine aux entournures d'un blanc de papier, soupir t'incitant à reprendre ton souffle avant de plonger, aux côtés des personnages, dans une fiévreuse incertitude.
Jack, « l'enfant de la lune » comme le perçoit Paùl, omniprésent et pourtant si lointain. Toujours la tête ailleurs ou le nez dans son téléphone.
Et qui pourtant ne répond jamais, submergé par cent, mille engagements à la minute. Jack est au centre de tout. La note tonique vers laquelle convergent toutes les pensées de Paùl.
Paùl, qu'il bouleverse, dont il fait basculer l'univers, le centre de gravité, dès les premières pages. Paùl, dont on suit chaque trouble attisé par l'insaisissabilité de Jack. Paùl, enfin, qui se consume de tendresse, dont le coeur est un livre ouvert sur l'instant présent, la fulgurance de l'émotion.
On l'éprouve avec lui, de plein fouet, tant les mots sont justes. Soigneusement choisis, pour que cette confidence nous parvienne. Nous touche. A propos de Jack, à propos du monde. le « Monde qui s'étire », se déploie en parallèle, couve, empiète, fait chavirer le quotidien et affleure, à fleur de peau.
Nous rappelle son irrévocable réalité. L'arbitraire d'une tendance rentable, qui gangrène la musique, la création. Pose des limites étriquées aux artistes, qui les détourneront, quand même, pour que leurs mots nous touchent.
Et puis, il y a le chat.
Un chat qui chemine nonchalamment dans cette histoire, comme s'il se jouait de la plume de son créateur en plein travail, avec son caractère bien trempé, bien félin. Coup de patte par-ci, coup de patte par-là, pour réorienter l'inspiration de l'auteur dans la bonne direction. C'est-à-dire celle de ses envies.
Ce maître chat si drôle qu'on le prend au sérieux, avec sa gourmandise, ses jeux, ses réflexions, ses caprices… Personnage à part entière, sensible et souverainement jaloux de l'attention de Jack.
On dirait qu'il reprend à son compte cette frustration douloureuse de Paùl — leur petite revanche à tous les deux —, qu'il prend, sur l'étourderie de son maître en lacérant
Beckett.
Paùl qui n'a de cesse de créer, d'amorcer, les occasions, voudrait défier les oracles, « sans quoi, comme il risque de regretter ». Il le sait. Guette les réponses, attend...
Paùl, dont l'éternelle fatalité sera toujours de mettre le couvert sans jamais oser renverser la table. »