Une perle ce livre, ou un oiseau rare, ou les deux à la fois. La langue y est parfois crue si ce n'est cruelle, mais là où l'on ne pourrait entendre que de la vulgarité gratuite il n'y a que de la vérité, et de la meilleure : celle qui est sortie tout droit du vécu. Et puis ce livre n'aurait pu être écrit avec un autre langage car il en est sa moelle, sa raison d'être, son urgence ; parce qu'il a été écrit par quelqu'un qui savait écouter les autres et s'en souvenir, s'en moquer comme de lui-même, avec un humour qui désamorce la douleur en prouvant qu'il peut être un réel courage, un hymne à la survie.
Commenter  J’apprécie         50
En face dans le bâtiment de la banque, les lumières s'allumaient les unes après les autres et les bureaux étaient maintenant éclairés d'une lumière crue et macabre. Je voyais distinctement les employés enlever leur veste, tailler leur crayon, se gratter la tête et les aisselles, tripoter leurs papiers et leurs sièges. J'ai rempli la cafetière et, en attendant qu'elle fasse le boulot, je suis retourné à la fenêtre. Certains étaient en train de téléphoner. La moitié de l'hémisphère était déjà en alerte et sonnait comme un réveil. L'autre moitié était encore dans l'ombre et respirait profondément, avec un cliquetis et une précision de bombe à retardement. La terre était creusée, bâtie et retournée par roulements. Seuls les assassins de nos jours faisaient des heures supplémentaires. En bas, sur les trottoirs froids et déserts, des enfants marchaient, enveloppés dans la brise du matin, avec des cartables sur le dos, grands comme des malles. Des hommes seuls au volant de leurs voitures fonçaient pour arriver le plus vite possible au poste qu'ils croyaient le leur, mais qui était en réalité celui de l'ennemi. Touts les machines inventées jusqu'à présent étaient maintenant en marche. Même les machines qui fabriquent des machines et les machines qui détruisent des machines. Les machines qui sauvent et celles qui tuent. J'ai senti l'odeur du café et j'ai réalisé qu'il y avait quelque part dans le monde une machine qui travaillait pour moi.
Il ressemblait à ces vétérans de la marine qui, toute leur vie, font la guerre loin de leur pays, et loin d'eux-mêmes. Je le voyais de dos, quand j'étais au gouvernail, et j'imaginais ce corps puissant et usé sauter en parachute dans des lieux inconnus, ramper dans la jungle, sur des femmes, dans son propre sang, et à la fin rentrer vainqueur dans son village. Pas parce que la guerre était terminée, mais parce que sa vie l'était.