J'aurais presque envie de classer ce livre sur mon étagère (bien courte) consacrée au théâtre. Unité de temps, de lieu (presque), d'action. Mais surtout, le plus important, l'écriture de Spitteler, faite de nombreux dialogues et quelques descriptions qui ressemblent à des didascalies tant elles sont fonctionnelles et semblent donner les indications nécessaires pour organiser une scène de théâtre et y faire évoluer les quelques personnages de ce drame.
Car il s'agit bien d'un drame. Un lieutenant fraîchement revenu de son service militaire aspire à être traité comme l'adulte qu'il est devenu et à être associé à la gestion de l'affaire familiale, l'auberge du Paon. Mais son père n'a aucune intention de partager son pouvoir, et l'atmosphère familiale est lourde de rancoeurs dites ou non dites.
On entend souvent que la crise d'adolescence est un phénomène récent, celui de sociétés occidentales qui peuvent se payer le luxe de ces incartades. Ce livre, même s'il n'est pas si vieux que cela puisqu'il a été publié en 1898, montre qu'il n'en est rien, et que, à défaut de savoir si c'est un mal occidental, il semble que ce soit un mal ancien. Certes,
le Lieutenant Conrad a bien 25 ans, mais c'est bien d'une crise d'adolescence qu'il s'agit. Vouloir être traité en adulte, en personne responsable, trouver sa place par rapport aux générations d'avant, savoir comment se positionner par rapport à l'héritage venu de ses parents, voilà les questions qui animent
le lieutenant Conrad même s'il ne les formule pas ainsi. Certes, la figure paternelle ne rend pas ses interrogations moins amères, et, même si le livre se centre surtout sur le personnage éponyme, on sent bien que le père, soit parce qu'il se voit décliner soit parce qu'il est poussé par ce fils qui conteste son autorité jusque-là absolue, s'accroche à ses prérogatives comme une façon de refuser l'inéluctable de la vieillesse et du passage de relais en générations.
Ce drame familial se passe dans les verts alpages suisses, mais le paysage vivifiant est bien peu présent, et ne sert en rien à alléger l'atmosphère lourde qui pèse sur le lecteur tout au long de ce court roman. Rien de bien nouveau dans ce roman, et ce n'est peut-être pas pour rien que cet auteur est peu traduit en français, mais ce fut une lecture plaisante et assez rapide pour que je ne me lasse pas du style. Une lecture qui me permettra de briller lors de la prochaine discussion sur l'adolescence dans un dîner mondain en citant un obscur prix Nobel (« Comment, vous ne connaissez pas ? »), mais qui ne me laissera pas un souvenir indélébile (à moins que je ne me mette à fréquenter les dîners mondains…).