« Nous n'allons cependant pas évoquer l'ensemble des habitants, nous ne comptons pas aller de porte en porte, vous ne le supporteriez pas, mais nous vous parlerons du désir qui unit les jours aux nuits, du bonheur d'un chauffeur routier, de la robe en velours sombre d'Elisabet et de l'homme arrivé par l'autocar, de Puridur, de sa haute stature et ses désirs inavoués, de l'homme incapable de compter les poissons et d'une femme au souffle timide - d'un paysan solitaire et d'une momie vieille de quatre mille ans. Nous vous parlerons d'événements banals et quotidiens, mais nous évoquerons aussi ceux qui dépassent notre entendement, sans doute parce qu'ils sont simplement inexplicables; des gens disparaissent, des rêves transforment une existence, des personnes âgées de presque deux cents ans semblent se manifester au lieu de se tenir tranquilles là où elles sont censées reposer. Et bien sûr, nous vous parlerons de la nuit suspendue au-dessus de nos têtes, de la nuit qui puise sa force au fin fond de l'univers, des jours qui vont et viennent, du chant des oiseaux et du dernier instant, cela fera sans doute un grand nombre d'histoires. Nous commencerons ici, au village, et nous achèverons notre périple sur un pas de porte dans les campagnes du Nord, voilà, nous commençons, qu'arrivent maintenant gaieté et solitude, retenue et déraison, que viennent la vie et les rêves - ah oui, les rêves. »
Lumière d'été, puis vient la nuit,
Jón Kalman Stefánsson @editionsfolio
Dans ce roman, il n'est pas question des pêcheurs et des espaces sauvages de l'Islande, tels que présentés dans la trilogie
Entre ciel et terre, mais d'un petit village de 400 âmes et de sa vie quotidienne…
On retrouve bien sûr la plume poétique de l'auteur, mais elle se fait plus timide dans ce roman. Elle laisse davantage place à une vie quotidienne rurale, les existences de ces gens simples et quelque peu coupés du monde… ces villageois et leurs rêves, leurs chimères, leurs échecs, leurs trahisons, leurs attentes, leurs espoirs, leurs commérages, leurs querelles… et puis leurs particularités aussi…
« Une nuit, il avait rêvé en latin. Tu igitur nihil vidis? Il lui avait fallu longtemps pour découvrir de quelle langue il s'agissait, il avait d'abord pensé que c'était un idiome imaginaire, se disant que tant de choses habitent les rêves, et caetera, et caetera. »
Des vies simples qui s'enroulent et se déroulent, s'entrelacent et se distendent… des vies faites de heurts et de malheurs, de beauté aussi dans la simplicité.
« Il chantait beaucoup pendant la transhumance, il était excellent tant qu'il se cantonnait à son registre de basse, les genoux des femmes vibraient quand il entonnait les notes les plus graves, mais il chantait tellement faux dès qu'il montait d'une octave qu'il aurait fait pleuvoir un ciel sans nuage, les chiens se mettaient à hurler à la mort et, dans les cabanes où on prenait le café, les tranches de mouton fumé se flétrissaient sur les flatkökur, ces épaisses crêpes au seigle. »
La langue se fait parfois plus crue, dénuée du superflus, elle se fait parfois musique, ode à la nature sauvage… mais aussi envolée écologique, réflexion sur notre société contemporaine.
« Si nous ne transformons
pas notre mode de vie et notre quotidien, nous courons à notre perte. Nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis. Nous sommes à la fois le juge, le peloton d'exécution et le prisonnier attaché au poteau. Pourtant, nous vivons comme s'il n'y avait rien de plus naturel. En toute absurdité. Nous nous contentons simplement de réfléchir de temps à autre aux événements irrationnels, aux informations extravagantes, à l'absurdité des circonstances, à la déraison de la vie. »
Ce roman est un monde clos qui ouvre large ses portes pour nous laisser entrevoir la lumière… celle d'un soir d'été, avant la longue nuit de l'hiver 🌅