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Critique de Charybde2


Incisif, provocateur et salutaire, un essai qui dresse un cinglant constat d'échec et de repli sur soi d'une certaine science-fiction française, et qui propose de robustes pistes pour en sortir – en s'ouvrant à une authentique pluralité. Une lecture indispensable pour les amatrices et amateurs de littérature et de politique, entre autres.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/09/15/note-de-lecture-le-futur-au-pluriel-reparer-la-science-fiction-ketty-steward/

Bien qu'elle s'appuie lorsque nécessaire, dans son introduction, sur des travaux comme ceux d'Émilie Notéris (« La fiction réparatrice », 2017) ou d'Alexandre GefenRéparer le monde », 2017), ce n'est pas de fictions pour réparer mais bien de fictions à réparer – et plus spécifiquement de fabrique française de science-fiction à aérer et revigorer – que se propose de nous entretenir Ketty Steward dans ce tonique essai, publié en mai 2023 aux jeunes éditions de l'Inframonde.

Autrice reconnue de science-fiction (« Connexions interrompues » en 2011 ou « Saletés d'hormones et autres complications » en 2023, par exemple), de ses frontières subtiles (« Confessions d'une séancière » en 2018 ou « L'Évangile selon Myriam » en 2021, par exemple), mais aussi de poésie autobiographique (« Deux saisons en enfer », 2020) et d'autobiographie poétique (« Noir sur blanc », 2012), personnalité particulièrement appréciée sur ce blog, puise ici dans ses lectures de fiction et de non-fiction, bien entendu, mais aussi sur de nombreuses discussions et expériences de toute première main, en tant que femme et noire ayant eu à évoluer au sein d'un milieu littéraire se piquant d'ouverture mais ne la pratiquant pas toujours, loin de là.

Elle dresse ainsi d'abord un double triste constat, celui de la sclérose imaginative d'un genre qui devrait au contraire porter toujours toute son imagination dehors et celui du repli sur un entre-soi bien confortable.

Elle propose ensuite, fort heureusement – en appelant de ses voeux une construction collective avec les collègues, les lectrices et les lecteurs – une robuste esquisse de pistes de solutions, du côté de ce qui existe ou a existé ailleurs (en termes de pluralité imaginative, bien entendu) comme de ce qui germe ou grouille vivement, salutairement, ici même, sous nos yeux ou presque, pour peu qu'ils soient ouverts et un peu encourageants.

Les spécialistes de stratégie d'entreprise (dont nous savons qu'ils et elles sont nombreuses à fréquenter ce blog) noteront au passage et avec une certaine émotion rétrospective que, en guise de métaphore centrale devant servir de fil rouge à son propos décapant, Ketty Steward a choisi la célèbre fable des aveugles et de l'éléphant, comme l'avait pratiqué Henry Mintzberg dans son ouvrage essentiel au décapage de bien des scléroses corporate en matière de pensée (et d'absence de pensée) du long terme (« Safari en pays stratégie », 2005).

Résumant ainsi le fatal paradoxe forgé par l'habitude qui empêche la science-fiction française d'offrir à toutes et à tous le véritable et précieux rayonnement dont elle serait capable, on y voit divers aveugles (souvent mâles blancs de – largement – plus de cinquante ans, mais pas uniquement, loin s'en faut) prétendre savoir ce qu'est et ce que doit être ce genre littéraire / éléphant – éminemment politique, on le sait -, en prêchant chacun pour sa paroisse partielle et parcellaire (mais dominée de facto par, selon le mot savoureux de l'autrice, « la littérature du genou », toute petite partie érigée en tout par des gardiens auto-proclamés de ce temple-là).

Pour indiquer des chemins vers les pluralités des mondes possibles, Ketty Steward parcourt donc logiquement les littératures issues des dominées et dominés, en n'y limitant pas évidemment leur essence : femmes face à un monde d'hommes avec leurs boys' clubs si caractéristiques, et parfois leurs mains baladeuses (en citant notamment, pour sa valeur emblématique, l'inénarrable Gérard Klein et sa préface à « La captive du temps perdu » de Vernor Vinge, expliquant pourquoi les femmes ne comprennent pas vraiment la SF… qui plus est en 2000, et non en 1950 – Catherine Dufour, dans sa lumineuse préface à ce livre-ci, soulignera ce trait avec son humour caustique bien connu), où l'on retrouve, si longtemps isolée à son niveau, Ursula K. le Guin (on se souviendra d'ailleurs du magnifique article que lui consacrait Ketty Steward dans la récente anthologie critique dirigée par David Meulemans, ici), fluidités de genre (avec par exemple un bel exergue issu des « Tentacules » de Rita Indiana), afrodescendantes et racisées de toutes origines, avec des mentions particulières pour Octavia Butler et Nalo Hopkinson (dont on attend toujours qu'un éditeur fasse reprendre la traduction si massacrée en français du magnifique « La ronde des esprits » pour pouvoir le rééditer), et écarts à la norme, d'une façon générale (l'échange avec Li-Cam qui filtre de ces pages – et que l'on peut lire intégralement en annexe – est particulièrement incisif, à peine moins que le discours de Léo Henry en 2021 qui figure également, redoutable, en annexe).

Après avoir parcouru de prometteurs avant-postes, puis recensé les principales impasses dans lesquelles se complaisent les récits dominants au sein du genre science-fictif (même lorsqu'ils tentent d'échapper à l'emprise du « folklore fossilisé » – selon le mot de l'autrice – qui habite le genre, corpus figé que dénonçait d'ailleurs il y a déjà quelques années Thomas Disch), Ketty Steward évoque avec une certaine fougue, en repoussant les tentations de la pensée positive incantatoire, en nourrissant sa propre utopie, ouverte et progressive, des travaux de Fredric Jameson et d'Ariel Kyrou (et en résonance manifeste avec ceux d'Alice Carabédian), la pluralité des formes littéraires qui pourrait – qui devrait – accompagner cette volonté d'aération (la nouvelle fait figure de résistante valeureuse dans la science-fiction, comparée au sort qu'elle connaît en littérature dite « générale », mais que dire en effet du théâtre, et de la poésie surtout – qui valut à la SF son premier prix Nobel, celui d'Harry Martinson et de son « Aniara », avant celui de Doris Lessing et de son « Canopus dans Argo : Archives » -, poésie dont la langue magique pourrait bien irriguer davantage ces spéculations nécessaires ?).

Chloé Delaume, dans un domaine voisin (on songera en souriant à son superbe « La nuit je suis Buffy Summers »), ouvrait son « Mes bien chères soeurs » de 2019 par les mots : « Désolée, ça sent le fauve, il est temps d'aérer ». Avec une belle complicité de sorcière, qui ne saurait surprendre de la part de celle qui a su composer un recueil autour des tours et détours de la bonne et de la mauvaise quimboiseuse, Ketty Steward, nous incite à l'aider de toutes nos forces de lectrices et de lecteurs, à procéder de même en science-fiction et en imaginaire, avec le mélange salutaire d'humilité et d'assurance d'une psychologue clinicienne.

Touche personnelle que je ne pouvais occulter, comme le rappelle avec une immense gentillesse Ketty Steward dans ses remerciements : je suis très fier et très heureux d'avoir été en partie à l'origine de cet ouvrage, fût-ce par le détour malencontreux d'un malentendu afrofuturiste, justement 😊. Et il vous faut bien entendu absolument profiter du compte-rendu de la rencontre chez Charybde autour de ce « le Futur au pluriel : réparer la science-fiction », le 5 juillet dernier, ici (très bientôt).

Lien : https://charybde2.wordpress...
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