C'est Victor, un ami lecteur, turboprof plutôt branché, qui m'a montré la pile de trois exemplaires, dans la petite librairie où nous aimons nous rendre entre deux cours : «
Dawa, tiens ils ont
Dawa, ici ! Je pensais que c'était réservé aux Parisiens... ».
Je dis la pile, parce qu'il suffit de peu de volumes pour monter haut. Et il me fourgue aussitôt le pavé : « Rate pas cette occasion unique de prendre de l'avance sur les critiques ! Excellent, tiens je te l'offre. Ne lis surtout pas la quatrième de couverture, qui ne donne pas tellement envie...»
Un cadeau de Victor ne se refuse pas : on a pris cette mauvaise habitude (pour ce qui reste de nos petits salaires) de s'offrir ce qu'on ne peut pas ou ne veut pas prêter.
Bonne pioche forcée : en près de 500 pages, ce
Dawa se lit comme un thriller.
De
Fred Vargas, à laquelle je voue un culte particulier, j'ai tout lu, et j'adore retrouver Adamsberg, comme j'ai adoré découvrir le Paoli de
Julien Suaudeau, son passé, ses failles, son intelligence des situations, ses combines, ses réseaux... Mais
Dawa est je pense bien plus qu'un thriller, dont il a pourtant tous les ingrédients pour forcer à y passer plusieurs nuits.
Sans en avoir l'air, on s'imprègne d'une véritable analyse politique et sociale de notre société française, à la dérive sur bien des plans. Et là, tout y passe : du cabinet ministériel et ses « éléments de langage » au plus profond de la désespérance des banlieues, là où les flics ne s'aventurent que sous le bouclier des CRS, et où seule la peur tient de ciment.
Magouilles au sommet, trafics en tous genres, mais surtout de stups, dans les cités d'où l'Etat a été chassé depuis longtemps pour que seules y règnent les bandes de petites et grosses frappes... avec pour seule concurrence (ou complicité) les prêcheurs salafistes ou modérés. Pendant que le Qatar avance ses pions, aussi bien dans les plus hautes sphères qu'à la Courneuve.
Le plus étonnant est que ce Suaudeau, que la quatrième de couverture (j'ai quand même regardé) dit vivre aux USA, semble tout aussi à l'aise pour décrire à merveille tous ces milieux, leurs rituels et leurs travers. Et pour décrire le monde des polices et de leurs guerres intestines. Un polyglotte, sans doute.
Boxeur, en tout cas. Comme son Momo, dont les yeux se teintent parfois au pochoir. Au pochoir, comme les quatre lettres du titre en couverture... Paoli, Momo et tant d'autres : les personnages créés par Suaudeau, on se prend à les aimer, au moins à les comprendre.
Cette fiction se termine dans la France d'aujourd'hui. Et quand je dis aujourd'hui, c'est mars 2014 avec ses élections municipales, en particulier à Paris (je comprends la remarque de Victor), avec son remaniement ministériel à venir, avec un « PR » inexistant, avec un ministre de l'intérieur pressé d'atteindre la case Matignon pour gagner celle de l'Elysée, au coup suivant. Celui-là,
Julien Suaudeau ne semble pas beaucoup l'apprécier !
Un peu dangereux, sans doute, de coller à l'actualité, mais je crois cependant que
Dawa est suffisamment bien écrit pour conserver l'intérêt du lecteur à-venir : celui d'avril 2014, de cet été, de l'an prochain...
J'aime aussi cette prise de risque de l'auteur (et de l'éditeur) : risque d'une toute autre nature que celui des personnages, qui mettent le plus souvent leur peau en balance.
Le risque d'écarter toute une tranche de lecteurs... Avouons-le, c'est plus dérangeant de se lire comme nous sommes, comme nous ne voulons peut-être pas nous voir, que de suivre nos « pères » dans un roman sur l'IRA d'il y a vingt ans, ou sur le Liban en guerre (pas celle en cours ou à venir, la précédente...).
Je vois mal les lycéens décerner leur prochain Goncourt à un livre aussi peu fait pour le consensus.
Professionnellement et par intérêt, j'ai dévoré « les banlieues de l'Islam » et autres plus récents ouvrages de
Gilles Képel, les «
fractures françaises » de
Christophe Guilluy. Mais par son style et par sa fiction
Dawa m'apporte le côté vivant ... et réel, que ces auteurs académiques ne peuvent traduire.
Une seule réserve : la dernière phrase en dix lignes, de ce qui constitue l'épilogue. J'ai relu trois fois sans vraiment comprendre. Alors que tout le reste est si fluide... Mais il était pas loin de trois heures du mat'.
Bref, vous l'avez compris, je recommande, chaleureusement. Et comme Victor m'y incite, je partage avec vous, avant que les pros s'y mettent... Et comme c'est ma première critique dans Babelio, je n'y vais pas par quatre chemins : un maxi d'étoiles !