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Hachette (01/01/1866)
4/5   2 notes
Résumé :
Voyage en Italie : Tome I - Naples et Rome
par Hippolyte Adolphe Taine
de l'Académie Française

Paris
Librairie Hachette

Il y a une infinité d'entr'actes en voyage : ce sont les heures vides, celles de la table d'hôte, du coucher, du lever, l'attente aux stations, l'intervalle entre deux visites, les moments de fatigue et de sécheresse...
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Citations et extraits (13) Voir plus Ajouter une citation
Cinq ou six églises sur la route ; les statues de la Vierge y sont peintes comme des poupées de coiffeurs, de plus habillées comme des dames, l’une avec une grande robe rose, de larges rubans bleus, une coiffure savante, et six épées dans la poitrine. Le petit Jésus, les saints sont aussi vêtus à la façon moderne ; quelques-uns portent un froc véritable, d’autres montrent leur peau couleur de cadavre et des stigmates saignans. Impossible de parler plus physiquement aux yeux et à tous les sens. Une vieille femme à genoux gémissait devant la Vierge. Ainsi habillée et ensanglantée, la Madone est aussi réelle que telle princesse veuve ; on lui parle du même ton, et on pleure pour l’attendrir.

Santa-Maria-della-Pietra, Santa-Chiara, San-Gennaro ! La première est une bonbonnière brillante : on y montre une statue de la Pudeur sous son voile ; mais le voile est si mince, si collant, si bien tendu par la gorge et les nudités du corps qu’elle est plus que nue. Au fond d’une crypte est un Christ mort enveloppé dans son linceul ; le gardien allume une bougie, et dans cette teinte blafarde, dans l’air humide et froid, les yeux, les sens, tout l’être nerveux se trouble comme au contact d’un cadavre. Ce sont là les tours de force de la superstition et de la sculpture ; il y a de quoi faire briller l’artiste, amuser l’épicurien et faire frémir le dévot. Je ne parle pas du luxe des peintures, des ornemens prodigués, de la décoration prétentieuse ; cela est encore bien plus visible à Santa-Chiara dans les énormes feuillages d’argent qui encombrent l’autel, dans la quantité de balustrades de cuivre doré, dans les pompons, les petites boules d’or, les cierges enguirlandés, les autels surchargés de colifichets, comme ceux que les petites filles arrangent et enjolivent à la Fête-Dieu. Il en est de même dans une quantité d’églises dont j’oublie les noms. Ce catholicisme païen est choquant : on y découvre toujours un fonds de sensualité sous une apparence d’ascétisme. Les têtes de mort, les sabliers, les invocations mystiques font disparate sur les dorures, les colonnes de marbre précieux et les chapiteaux grecs. Ils n’ont du christianisme que la superstition et la peur. Ici particulièrement la grandeur manque et l’afféterie règne. Ils font d’une église un magasin de jolies choses. En cherchant bien le sentiment des gens pour qui on a bâti cela, je ne trouve que le désir d’aller prendre le frais dans une boutique d’orfèvrerie, ou tout au plus la pensée qu’en donnant beaucoup d’argent à un saint il vous préservera de la fièvre. C’est un casino à l’usage des cervelles imaginatives. Pour les architectes et les peintres, ce sont des déclamateurs qui, par leurs trompe-l’œil, leurs voûtes énormes à courbes étranges, essaient de réveiller l’attention blasée. Tout cela indique une vilaine époque, l’extinction du vrai sentiment, l’enflure d’un art qui se travaille et qui s’use, les pernicieux effets d’une civilisation gâtée et d’une domination étrangère. Et pourtant, dans cette décadence, il y a toujours quelque morceau qui se sent de l’ancien et puissant génie : à San-Gennaro par exemple, de vigoureux corps peints par Vasari au-dessus des portes, des plafonds de Santa-Fede et de Forti, des groupes amples, des personnages de fière tournure et bien lancés, des tombeaux, une grande nef où s’allongent en file des médaillons d’archevêques, et dont la haute courbe monumentale, le fond doré en coquille s’étalent avec la majesté d’une décoration.

Au couvent de San-Martino.
Nous montons par des ruelles sales et populeuses ; je ne puis m’habituer à ces déguenillés qui remuent les bras et bavardent. Les femmes ne sont point jolies ; le visage est d’un ton terreux, même chez les jeunes filles ; le nez épaté gâte la figure ; le tout n’est qu’un minois éveillé, parfois piquant, assez voisin des visages chiffonnés du XVIIIe siècle, mais à cent lieues de la beauté grecque qu’on lui attribue.

Nous montons, nous montons encore, nous montons toujours. Cela ne finit pas : escaliers sur escaliers, et toujours des guenilles et du linge pendu aux cordes, puis encore des ruelles, des ânes chargée qui assurent leur pied sur la pente glissante des ruisseaux fangeux qui dégringolent misérablement entre les cailloux, des gamins en guenilles qui demandent l’aumône, des ménages en plein vent. La montagne est une sorte d’éléphant où se sont nichés des insectes humains qui grattent et tracassent. Telle maison n’a pas de rez-de-chaussée, on y monte par une échelle ; ailleurs la porte demeure ouverte, et dans l’enfoncement sombre on voit un homme qui joue d’une guitare parmi des femmes qui épluchent des légumes. Et tout d’un coup, au sortir de cette friperie, de ces trous à rats, de ce campement de pauvres diables, s’ouvre le splendide couvent, parmi toutes les magnificences de la nature et toutes les recherches de l’art.

Une cour surtout, ample, bordée de quatre portiques de marbre blanc, avec une vaste citerne grisâtre au centre, m’a semblé admirable. Des buis hauts et épais, des lavandes bleuâtres, la couvrent de leur simple et saine verdure ; au-dessus brille le blanc luisant des marbres, puis le riche azur du ciel : chaque couleur encadre et fait ressortir l’autre. Comme on comprend ici l’architecture et les portiques ! Dans le nord, ils ne sont qu’un hors-d’œuvre, une importation de pédans ; on n’en a que faire ; on ne se promène pas le soir en plein air, on n’a pas besoin d’abri contre le soleil, ni d’ouvertures pour recevoir la brise de la mer. Et surtout on n’y sent pas le besoin de lignes nettes et tranchées, de couleurs simples, en petit nombre, largement opposées. Il faut être sous le plein azur du ciel pour jouir du poli et de la blancheur des marbres. L’art est fait pour le pays. Dans la disposition heureuse où ce ciel lumineux et cet air frais mettent l’âme, on aime l’ornement, on est content de voir sous ses pieds des marbres colorés qui forment un dessin, d’apercevoir au bout de la galerie un grand médaillon richement sculpté, de contempler au sommet des portiques des statues demi-nues de beaux jeunes saints, une sainte finement drapée. Le christianisme devient pittoresque et aimable, il réjouit les yeux, il met l’âme dans une attitude riante et noble. Au bout de la galerie s’ouvrent des balcons sur la mer. De là paraît Naples, immensément étalée et prolongée jusqu’au Vésuve par une traînée de maisons blanches, à l’entour du golfe la côte qui se courbe, embrassant la mer toute bleue, et au-delà le miroitement d’or, le fourmillement lumineux des flots sous le soleil, qui a l’air d’une lampe suspendue dans la rondeur concave du ciel.
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La colonne Antonine dresse son fût dans la nuit claire, et autour d’elle les solides palais s’asseient fortement, sans lourdeur. Celui du fond, avec ses vingt arcades éclairées et ses deux larges fenêtres rondes toutes luisantes, semble une arabesque de lumière, quelque étrange féerie qui flamboie dans l’ombre.

La fontaine Navone ruisselle magnifiquement dans le silence, et ses eaux jaillissantes renvoient en cent mille reflets les clartés de la lune. Sous cette lumière qui vacille, dans l’ondoiement incessant, les statues colossales semblent vivantes, l’apparence théâtrale s’efface : on ne voit plus que des géans qui se tordent et qui s’élancent parmi des bouillonnemens et des lueurs.

Les corniches des fenêtres, les vastes balcons saillans, les rebords sculptés des toits, raient les murs de puissantes ombres. À gauche et à droite, on voit s’ouvrir des ruelles lugubres, béantes comme un antre ; çà et là se dresse le flanc noir d’un couvent qui paraît abandonné, quelque haute maison surmontée d’une tour qui semble un reste du moyen âge ; les lumières lointaines tremblotent misérablement, et les ténèbres s’épaississant semblent dévorer toute vie.

Rien de formidable comme ces énormes monastères, ces palais carrés, où pas une lumière ne brille, et qui se lèvent isolés dans leur masse inattaquable comme une forteresse dans une ville assiégée. Les toits plats, les terrasses, les frontons, les âpres formes enchevêtrées tranchent avec leurs fortes arêtes sur le ciel clair, tandis qu’à leurs pieds les portes indistinctes, les bornes, les tournans rampent dans l’ombre.

On avance, et tout reste de vie s’efface. On se croirait dans une ville abandonnée et morte, squelette d’un grand peuple soudainement anéanti. On passe sous les arcades du palais Colonna, le long des murs muets de ses jardins, et l’on n’entend plus, on ne voit plus rien d’humain ; seul, de loin en loin, au fond d’une rue tortueuse, dans la noirceur vague d’un porche qui semble un soupirail, un réverbère mouvant vacille avec son cercle de lueur jaunâtre. Les maisons fermées, les hautes murailles allongent leur file inhospitalière comme une rangée d’écueils au flanc d’une côte, et au sortir de leur ombre de grands espaces s’ouvrent tout d’un coup blanchis par la lune, pareils à une plage de sable déserte.

Voici enfin la basilique de Constantin et ses arcades énormes avec leur chevelure de plantes grimpantes. Les yeux s’arrêtent devant la courbe puissante ; puis soudainement, entre leurs rebords lézardés, on aperçoit le bleu pâle, l’étrange azur nocturne, comme un pan de cristal incrusté de pointes de flammes. On fait trois pas, et la divine coupole du ciel, le grand épanchement de clarté sereine, les mille pierreries scintillantes du firmament apparaissent dans le Forum vide. On marche le long des colonnes gisantes dont le tronc semble encore plus monstrueux. Appuyé contre un de ces fûts dont l’épaisseur monte jusqu’à la poitrine, on regarde le Colisée. La paroi qui est demeurée entière est toute noire et se lève d’un seul élan, colossale, On dirait qu’elle penche vers le dehors et va tomber. Sur la portion ruinée, la lune verse une lumière si vive qu’on démêle la teinte rougeâtre des pierres. Dans ce ciel limpide, la rondeur du cirque devient sensible ; il forme une sorte d’être complet et formidable. Au milieu de cet étonnant silence, on dirait qu’il existe seul, que les hommes, les plantes, toute vie passagère n’est qu’une apparence ; j’ai éprouvé autrefois cette sensation dans les montagnes ; elles aussi semblent les vrais habitans de la terre ; on oublie la fourmilière humaine, et sous le ciel qui est leur tente, on devine le dialogue muet des vieux monstres, possesseurs immuables et dominateurs éternels.

Au retour, au pied du Capitole, les basiliques lointaines, les arcs de triomphe, surtout les nobles et élégantes colonnes des temples ruinés, les unes solitaires, les autres encore assemblées en files fraternelles, semblent vivantes. Ce sont aussi des êtres calmes, mais eu outre beaux et simples comme des éphèbes grecs. Leur tête ionienne porte un ornement de chevelure, et la lune pose un reflet sur le pou de leur corps de marbre

De Rome à Naples.
Un long aqueduc sur la droite ; de loin en loin à l’horizon une ruine ; çà et là sur le passage une arche isolée, tombante, et à perte de vue tout alentour la plaine jaunâtre et verdâtre, onduleuse, sous un vieux tapis d’herbes flétries que la pluie lave et que le vent ébouriffe. Les nues grises et violacées pendent lourdement sur tout le ciel, et la fumée de la machine roule des ondes blanches qui vont se mêler aux nuages. Mille après mille, l’aqueduc monotone reparaît comme une digue de rochers dans une mer d’herbes mouvantes. Vers l’orient, des montagnes noirâtres se hérissent, à demi blanchies par les neiges ; vers le couchant s’étend une campagne cultivée, avec les petites têtes et les mille tiges fines des arbres à fruit dépouillés ; un ruisseau jaune y fraie sa route en ravinant les terres.

Tout cela est triste, et les stations le sont encore davantage. Ce sont de misérables cabanes en bois où l’on allume un feu de fagots pour réchauffer les voyageurs. Quelques mendians, de jeunes garçons se pressent à l’entrée, implorant une baïoque, une demi-baïoque, une pauvre petite demi-baïoque pour l’amour de Dieu, et de la madone, et de saint Joseph, et de tous les saints du paradis, avec l’insistance, l’âpreté et les petits cris tendres ou violens de chiens qui voient un os et n’ont pas mangé depuis huit jours. Je ne sais pas ce qu’ils ont aux pieds ; ce ne sont pas des sandales, encore moins des souliers, cela semble un paquet de linges, de vieux chiffons ramassés dans les ruisseaux et qui clapotent avec eux dans la boue. Le chapeau à larges bords plié et défoncé, la culotte, le manteau sont indescriptibles ; rien n’y ressemble, sauf les torchons de cuisine, les vieux linges infects qu’on entasse dans les entrepôts de chiffons pour faire du papier.
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Toujours le même ciel tiède et triste. La mer roule lentement, demi-rougeâtre et demi-bleuâtre, avec cette teinte d’ardoise foncée qu’on voit dans les carrières profondes. Parfois le soleil affleure entre les nues, et on voit reluire au loin tout un morceau de mer.

Vers le soir apparaissent des pics neigeux, une longue bordure de montagnes, puis, de plus près, les âpres flancs bosselés, la côte brune de la Corse. Cela est grand à force de simplicité, mais cette nudité est stérile. On se récite involontairement les vers d’Homère sur « l’océan infécond, indomptable. » Cette grande eau sauvage n’est bonne à rien ; on ne peut pas l’apprivoiser, la soumettre, l’accommoder aux usagés de l’homme.

Civita-Vecchia.
Le bateau s’est arrêté. Tout à coup, dans la clarté grise de l’aube, on aperçoit un môle rond, une ligne crénelée de maisons, des toits plats et rougeâtres nettement tranchés sur la surface tranquille de l’eau. — Vers la pleine mer, un beau navire à voiles avance demi-penché comme un oiseau qui plane. — Rien de plus ; deux ou trois lignes noires sur un fond clair, avec la blancheur et la fraîcheur de la mer et de l’aube. On dirait d’une marine esquissée au crayon par un grand maître.

On entre dans la ville, et l’impression change : une triste ville, mélange de ruelles infectes et de bâtimens neufs administratifs qui ont la platitude et la correction de l’emploi. Quelques-unes de ces ruelles ont cinq pieds de large, et les maisons s’appuient les unes sur les autres par des contre-forts mis en travers. Le soleil n’y arrive jamais ; la boue est gluante. Parfois l’entrée est une vieille bâtisse du moyen âge avec un porche et des sortes de créneaux. On entre avec hésitation dans ce boyau, et des deux côtés apparaissent des bouges noirs où des enfans crasseux, de petites filles ébouriffées enfilent leurs bas et tâchent de rattacher ensemble leurs haillons, Jamais une éponge n’a passé sur les vitres, ni un balai sur les escaliers ; la saleté humaine les a imprégnés et en suinte ; une âcre odeur saumâtre monte aux narines, Plusieurs fenêtres semblent croulantes. Les escaliers disjoints rampent autour des murs lépreux. Dans les rues transversales, parmi la fange, les tronçons de choux et les pelures d’oranges, quelques échoppes plus basses que le pavé entre-bâillent leur trou, et l’on y voit s’agiter des ombres : un boucher qui étale de la viande saignante et des quartiers de veaux pendus au mur, un friturier qui a l’air du plus farouche sicaire, un énorme moine, sale, l’air effronté, qui rit largement les mains posées sur sa bedaine, un chaudronnier noblement drapé, calme et fier comme un prince, et tout alentour une quantité de figures expressives, quelques-unes parfaitement belles, presque toutes énergiques, avec des attitudes d’acteurs, souvent avec une sorte de gaîté bouffonne et une promptitude extrême à prendre l’expression grotesque. Nos Français du bateau, nos vingt jeunes soldats avaient l’air bien plus doux et bien moins emphatique ; c’est une race de fabrique moins forte et plus fine.

C’est ici que notre pauvre Stendhal a vécu si longtemps, les yeux tournés vers Paris, « Mon malheur, écrivait-il, c’est que rien n’excite la pensée ; quelle distraction puis-je trouver au milieu des cinq mille marchands de Civita-Vecchia ? Il n’y a là de poétique que les douze cents forçats ; impossible d’en faire ma société. Les femmes n’ont qu’une seule pensée, celle de trouver le moyen de se faire donner un chapeau de France par leur mari. » Il reste encore ici un ami de Stendhal, un chanoine archéologue : à ce titre, il passe pour libéral ; depuis vingt ans, il n’a pu obtenir la permission d’aller passer trois heures à Rome.

Çà et là dans les rues, sur les places, s’étale la vie méridionale. Un chaudronnier, des cordonniers ambulans travaillent en plein air. — Des gamins, pieds nus, le museau barbouillé, jouent aux cartes sur une charrette. — A l’angle d’une ruelle ignoble, sous un bec-de-gaz, une madone entourée de cierges, de fleurs, de couronnes, de cœurs coloriés, sourit sous son verre, et les passans se signent. — Deux pêcheurs arrivent sur la place avec trois corbeilles ; un marché s’improvise, vingt personnes s’assemblent alentour avec une curiosité extrême comme devant un spectacle, gesticulant et fumant ; des demi-messieurs emportent leur poisson dans leur foulard.— Une quantité de polissons déguenillés et de grands gaillards drapés dans leurs manteaux noirs ou bruns vaguent dans les coins, respirent l’odeur des fritures, regardent la mer ; certainement il y a dix ans qu’ils couchent par terre dans leur manteau, jugez de la teinte ; l’orteil perce à travers les souliers crevés. Le pantalon a passé cinq ou six fois à travers les couleurs claires et sombres, du gris au noir ; du noir au brun, du brun au jaune, troué de plus et rapiécé ; on ne saurait où trouver une chose plus composite. Cela leur est indifférent, ils flânent philosophiquement, en contemplatifs, en épicuriens, ils se laissent vivre ; ils récréent leurs sens par le spectacle des belles choses et la conversation oisive ; ils laissent le travail aux lourdauds. À l’embarcadère, il a fallu cinq quarts d’heure pour enregistrer vingt-cinq malles. Sur six hommes employés, deux travaillaient, les quatre autres délibéraient et regardaient ; pour les faire aller, il fallait se mettre en colère. Aucun ordre ; une malle passait d’autant plus vite que les propriétaires avaient crié brutto d’une voix plus rude. Plus la nature est belle et bonne, moins l’homme est obligé d’être actif et soigneux. Le Hollandais, le paysan de la Forêt-Noire seraient trop malheureux, si leur intérieur n’était pas agréable et propre. Ici le travail et la discipline sont superflus, la nature se charge de fournir le bien-être et la beauté.
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Le ciel s’était éclairci, et à travers les arcades, tout à l’entour, on voyait des escarpemens verts, de hautes ruines panachées de buissons, des fûts de colonnes, des arbres, des amas de décombres, un champ de longs roseaux blanchâtres, l’arc de Constantin posé en travers, le plus singulier mélange d’abandon et de culture. C’est ce que l’on trouve partout en traversant Rome : des restes de monumens et des morceaux de jardins, une friture de pommes de terre sous des colonnes antiques, — près du pont d’Horatius Coclès, l’odeur de la vieille morue, et sur les flancs d’un palais trois savetiers tirant leur alène, ou bien un plant d’artichauts.

On laisse ses jambes aller, et on flâne. Point de cicérone, c’est le moyen de ne rien voir et d’être assourdi. Je demande mon chemin à un demi-monsieur, fort complaisant, qui fait la conversation avec moi. Il est allé à Paris, admire fort la place de la Concorde et l’arc de l’Étoile ; il a visité Mabille, et en a gardé un souvenir profond. Les photographies des danseuses et des lorettes illustres de Paris sont ici affichées aux vitres ; j’ai vu partout à l’étranger que ces dames faisaient notre principale réputation. « Ah ! que la France est agréable, et qu’il fait bon de se promener sur le boulevard Montmartre ! »

Le ciel était devenu tout à fait clair, l’air était tiède et le pavé sec. Du café où j’ai déjeuné je ne sais plus sur quelle place, je voyais une quarantaine de drôles assis sur le trottoir, ou appuyés aux angles des maisons, occupés à ne rien faire ; ils fumaient, flânaient, faisaient des commentaires sur le temps et les passans. Trois ou quatre, en guenilles qui laissaient voir la chair aux genoux, sales comme de vieux balais, dormaient contre le mur à plat sur les cailloux. Une demi-douzaine, les plus actifs, jouaient à la morra, ouvrant et fermant la main, et criant le nombre des doigts fermés ou ouverts. Le plus grand nombre ne disait rien et ne bougeait pas. Assis en file sur le rebord du trottoir, le menton sur la main, le manteau ramené sur les cuisses, ils étaient contens d’avoir chaud, et point trop chaud ; cela leur suffisait. Quelques uns, les voluptueux, mâchonnaient des lupins ; sauf ce va-et-vient des mâchoires, ils n’ont point remué pendant une grande heure.

Sur toute la longueur de la rue, les fenêtres s’ouvrent, et les femmes, les jeunes filles se montrent aux balcons et prennent l’air. On ne peut pas imaginer un contraste plus étrange : belles pour la plupart, de vigoureuses têtes expressives, des cheveux noirs lustrès, soigneusement relevés sur les deux tempes, des yeux brillans, la forte et franche couleur florissante de la santé, une robe fraîche, un peigne doré, une chaîne, des bijoux, et tout cela encadré dans le mur d’un bouge. Les plâtras se sont disjoints ; la vieille boue éclabousse les devantures et sur toute la rue allonge sa traînée noirâtre. Si l’on approche, on voit une entrée borgne, des toiles d’araignées qui pendent aux barreaux descellés, un escalier qui tourne comme un boyau, et à l’intérieur toutes les vilenies du ménage, du linge en un tas, une casserole à terre, des enfans en chemise. Ce ne sont point de malhonnêtes femmes ; mais leur bonheur consiste à bien s’habiller, à passer leur après-midi sur leur balcon, comme un paon sur son perchoir.

Au bout d’une longue rue, Saint-Pierre se découvre. Nulle beauté plus solide et plus saine que celle de cette grande place ; notre Louvre, la place de la Concorde ne sont en comparaison que des décorations d’opéra. Elle va montant, et se découvre ainsi d’un coup d’œil tout entière. Deux superbes colonnades l’enserrent de leur courbe. Au centre, un obélisque, et sur les flancs deux fontaines, agitant leurs panaches d’écume, peuplent son énormité. Quelques points noirs, des hommes assis, des visiteurs qui montent, une file de moines, raient la blancheur de ses gradins, et au sommet de tous ces escaliers, sur un entassement de colonnes, de frontons, de statues, s’élève le gigantesque dôme.

On a pourtant fait tout ce qu’il fallait pour le cacher. Au second regard, il est clair que la façade l’écrase ; c’est celle d’un hôtel de ville emphatique ; on l’a construite dans un temps de décadence. On a compliqué les formes, multiplié les colonnes, prodigué les statues, entassé les pierres, en sorte que la beauté a disparu sous l’encombrement. On entre, et à l’intérieur la même impression reparaît. Un mot reste sur les lèvres : grandiose et théâtral. Cela est puissant, mais cela est emphatique. Il y a trop de dorures et de sculptures, trop de marbres de prix, trop de bronzes, d’ornemens, de caissons et de médaillons. À mon gré, toute œuvre architecturale ou autre doit être comme un cri, comme une parole sincère, l’extrémité et le complément d’une sensation, rien d’autre : par exemple, tel Titien ou tel Véronèse fait pour occuper voluptueusement et magnifiquement les yeux pendant un festin d’apparat ou une représentation officielle, ou bien encore un intérieur de vraie cathédrale gothique, celle de Strasbourg avec son énorme nef noirâtre traversée de pourpre ténébreuse, avec ses files de piliers muets, avec sa crypte sépulcrale engloutie dans l’ombre, avec ses rosaces lumineuses qui, parmi toutes ces terreurs chrétiennes, semblent une percée sur le paradis.
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Tout ce chemin et ce paysage jusqu’à Naples doivent être bien beaux, mais par un ciel clair et en été : quantité de montagnes nobles et variées, point énormes et cependant grandes, demi-boisées, parfois une ville blanche et grise qui couvre une colline entière, ronde comme une ruche d’abeilles… Mais la pluie et le brouillard confondent les formes, l’hiver salit tout : il n’y a point de verdure ; les feuillages, secs et roussis, pendent aux arbres comme un vieux vêtement, les torrens bourbeux défoncent la terre. C’est un cadavre au lieu d’une belle fille florissante.

Naples.
C’est un autre climat, un autre ciel, presque un autre monde. Ce matin, en approchant du port, quand l’espace s’est élargi et que l’horizon s’est découvert, je n’ai plus vu tout d’un coup que des blancheurs et des splendeurs. Dans le lointain, sous la brume qui couvrait la mer, les montagnes s’étageaient et s’allongeaient, lumineuses et satinées comme des nuages. La mer s’avançait à grandes ondes blanchissantes, et le soleil, versant son fleuve de flammes, faisait comme une traînée de métal fondu jusqu’à la plage.

J’ai passé une demi-journée sur la Villa-Reale ; c’est une promenade plantée de chênes-lièges et d’arbustes toujours verts, et qui longe la côte. Quelques jeunes arbres, transpercés de lumière, ouvrent leurs petites feuilles tendres et épanouissent déjà leurs fleurettes jaunes. Des statues, de beaux jeunes gens nus, Europe sur le taureau, penchent leurs corps de marbre blanc entre le vert léger des plantes. Des flaques de clarté viennent s’étaler sur les gazons, des herbes grimpantes s’entrelacent autour des colonnes ; çà et là éclate la pourpre vive des fleurs nouvelles, et les calices délicats, veloutés, tremblent sous la brise tiède qui arrive entre les troncs des chênes. Ici l’air et la mer sont bienfaisans ; quel contraste, si l’on se rappelle les côtes de l’Océan, nos falaises de Normandie et de Gascogne, battues par les vents, flagellées par la pluie, où les arbres rabougris se cachent dans les creux, où les ajoncs, le gazon rasé, se collent misérablement contre les pentes ! Ici le voisinage des flots nourrit les plantes ; on sent la fraîcheur et la douceur du souffle qui vient les caresser et les ouvrir. On s’oublie, on écoute le petit bruit des feuilles qui chuchotent, on regarde leurs ombres qui remuent sur le sable. Cependant, à six pas, la mer roule avec un bourdonnement profond à mesure que ses nappes écumeuses viennent s’amincir et s’arrondir sur le sable. La brume s’évapore sous le soleil. Entre les feuillages, on aperçoit le Vésuve et ses voisins, toute la chaîne des monts qui se dégagent. Ils sont d’un violet pâle, et, à mesure que le jour baisse, le violet devient plus tendre. À la fin, la plus fine teinte de mauve, une corolle de fleur est moins charmante ; le ciel s’est épuré, et la mer calmée n’est plus qu’azur.

Impossible de rendre ce spectacle. Lord Byron a bien raison : on ne peut pas mettre de niveau les beautés des arts et celles de la nature. Un tableau reste toujours au-dessous et un paysage toujours au-dessus de l’idée qu’on s’en peut faire. Cela est beau, je ne sais pas dire autre chose ; cela est grand et cela est doux ; cela fait plaisir à tout l’homme, cœur et sens ; il n’y a rien de plus voluptueux et il n’y a rien de plus noble. Comment se donner l’embarras de travailler et de produire quand on a cela devant les yeux ? Ce n’est pas la peine d’avoir une maison bien ordonnée, de construire laborieusement ces vastes machines qu’on appelle une constitution ou une église, de chercher des jouissances de vanité ou de luxe : on n’a qu’à regarder, à se laisser vivre ; on a toute la fleur de la vie avec un regard.

J’étais assis sur un banc ; je voyais le soir gagner, les teintes s’effacer, et il me semblait que j’étais dans les Champs-Elysées des anciens poètes. Les formes élégantes des arbres se dessinaient dans l’azur clair. Les platanes dépouillés, les chênes nus eux-mêmes, semblaient sourire. La sérénité délicieuse du ciel, rayé par le fin treillis de leurs branches, se communiquait à eux. Ils ne paraissaient point morts ou engourdis comme chez nous, mais assoupis, et, sous l’attouchement de cet air tiède, prêts à entr’ouvrir leurs bourgeons, à confier leurs pousses au printemps voisin. Çà et là une étoile s’allumait, la lune commençait à verser sa lumière blanche. Les statues, plus blanches encore, semblaient vivantes dans cet aimable jour mystérieux et nocturne. Des groupes de jeunes femmes dont les robes ondulaient légèrement avançaient sans bruit, comme des ombres heureuses. Il me semblait que j’assistais à l’antique vie grecque, que je comprenais la finesse de leurs sensations, que l’harmonie de ces formes effilées et de ces teintes effacées suffirait à m’occuper toujours, que je n’avais plus besoin de coloris ni de splendeur. J’entendais réciter les vers d’Aristophane, je revoyais son jeune athlète, chaste et beau, content, pour tout plaisir, de se promener, une couronne sur la tête, parmi les peupliers et les smilax en fleur, avec un sage ami de son âge. Naples est une colonie grecque, et plus on regarde, plus on sent que le goût et l’esprit d’un peuple prennent la forme de son paysage et de son climat.
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INTRODUCTION : Pour toute préface au “Voyage aux Pyrénées” — dont est tiré “Vie et opinions philosophiques d'un chat” —, Hippolyte Taine (1828-1893) écrit : « Voici un voyage aux Pyrénées, mon cher Marcelin [de son vrai nom Émile Planat (1829-1887), illustrateur et caricaturiste] ; j'y suis allé ; c'est un mérite : bien des gens en ont écrit, et de plus longs, de leur cabinet. Mais j'ai des torts graves, et qui me rabaissent fort. Je n'ai gravi le premier aucune montagne inaccessible ; je ne me suis cassé ni jambes ni bras ; je n'ai point été mangé par les ours ; je n'ai sauvé aucune jeune Anglaise emporté par le Gave ; je n'en ai épousé aucune ; je n'ai assisté à aucun duel ; je n'ai vu aucune tragédie de brigands ou de contrebandiers. Je me suis promené beaucoup ; j'ai causé un peu ; je raconte les plaisirs de mes oreilles et de mes yeux. Qu'est-ce qu'un homme qui revient de voyage avec tous ses membres, et qui l'avoue ? J'ai parlé dans ce livre comme avec toi. Il y a un Marcelin, connu du public, fin critique, perçant moqueur, amateur et peintre de toutes les élégances mondaines ; il y a un autre Marcelin, connu de trois ou quatre personnes, érudit et penseur. S'il y a ici quelques bonnes idées, la moitié lui en appartient, je les lui rends.
Mars 1858. »
CHAPITRES : 0:00 — Introduction ; 0:25 —I ; 1:18 — II ; 2:56 — III ; 4:28 — IV ; 5:15 — V ; 7:18 — VI ; 9:46 — VII ; 11:17 — VIII ; 15:05 — Générique.
RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE : Hippolyte Taine, Voyage aux Pyrénées, illustré par Gustave Doré, 7e éd., Paris, Hachette, 1873, p. 466-483.
IMAGES D'ILLUSTRATION : Hippolyte Taine, Voyage aux Pyrénées, illustré par Gustave Doré, 7e éd., Paris, Hachette, 1873, p. 466-483.
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