Mauvais début
Dans le train
(...) A quoi servait-il de voyager si vite ? (...) Pendant que la vitesse chassait le paysage, je pensais aux gens que j'aimais et j'y pensais bien mieux que je savais leur exprimer mon affection. En réalité je préférais penser à eux que de les côtoyer. Ces proches voulaient toujours que "l'on se voie", comme s'il s'agissait d'un impératif, alors que la pensée offrait une si belle proximité. (p. 19)
Le sentiment de ne plus habiter ce vaisseau terrestre avec la même grâce provenait d'une trépidation générale fondée sur l'accroissement. Il y avait eu trop de tout, soudain. Trop de production, trop de mouvement, trop d'énergies.
Dans un cerveau, cela provoquait l'épilepsie.
Dans l'Histoire, cela s'appelait la massification.
Dans une société, cela menait à la crise.
Certains hommes espéraient entrer dans l'Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie.
A Barjac, une plaque sur le mur du cimetière :
"Passant, arrête -toi et prie, c'est ici la tombe des morts. Aujourd'hui pour moi, demain pour toi."
(...) Pendant quelques mois j'avais porté une bague à tête de mort qu'on m'avait retiré après ma chute. L'inscription latine gravée au revers du crâne disait la même chose que la plaque de Barjac : "Je fus ce que tu es, tu seras ce que je suis". J'avais tardé à me pénétrer de cette évidence que les Romains inscrivaient à l'entrée de leurs cimetières
(...) Voilà longtemps que je ne m'étais pas trouvé exactement tel que je le désirais : en mouvement. Je jouissais de me tenir debout dans la campagne et d'avancer sur ces chemins choisis. Noirs, lumineux, éclaircis. C'était la noble leçon de Mme Blixen devant le paysage de sa ferme africaine : "Je suis bien là, où je me dois d'être". C'était la question cruciale de la vie. La plus simple et la plus négligée.
Les nuits dehors, pour peu qu'on les chérisse et les espère, lorsqu'elles couronnent les journées de mouvement, sont à accrocher au tableau des conquêtes. Elles délivrent du couvercle, elles dilatent les rêves.
Je me réveillai au pied d'un pin, gonflé d'une excitation nouvelle. L'arbre fait-il percoler un peu de sa force dans l'organisme de celui qui dort à son pied ? Après tout, on gagnait à rester dans le voisinage de certains êtres. Peut-être en allait-il de même avec les arbres ?
Entre moi et le monde, il n'y avait que l'air tiède, quelques rafales, des herbes échevelées, l'ombre d'une bête. Et pas d'écran ! Aucune information, pas d'amertume, pas de colère.
Les citadins s'étaient aperçus qu'une vie sans issue était pire qu'une vie sans chauffage.
A l'endroit même où je marchais étaient passés en un claquement de siècles des chasseurs du magdalénien, les éléphants d'Hannibal cheminant vers Rome, des huguenots assoiffés de sang provençal et une procession d'ancêtres ruraux, soldats de l'empire ou vacanciers "popu" pédalant sur la nationale 7.
Perdre du poids en marche, c'est laisser un peu de soi à la route.