On a tous joué à "Où est Charlie ?". Grâce à
Emmanuel Todd, on joue depuis deux mois à "Qui est Charlie ?".
Son livre est un pavé dans la mare. Sa thèse est aussi simple que provocatrice pour toutes les bonnes âmes qui ont défilé le 11 janvier pour la liberté de la presse et contre le terrorisme : la France, dit-il, s'est achetée ce jour-là une bonne conscience. Pire : elle aurait sans le savoir versé dans l'islamophobie et l'antisémitisme.
Son livre ne s'y résume pas qui rassemble de nombreuses idées déjà développées par ce sociologue-anthropologue-géographe prolixe que la modestie n'étouffe pas.
Et c'est peut-être le principal défaut de ce livre qui part un peu dans tous les sens.
Emmanuel Todd y remâche ses obsessions. le pêché originel de Maastricht. La haine de l'Allemagne. La fascination de la Russie. L'obsession de l'antisémitisme.
La méthode développée mêle la sociologie, l'anthropologie, la géographie. Rien de neuf qu'il n'ait déjà exposé dans son précédent ouvrage "
Le mystère français" co-signé avec
Hervé le Bras. la France, y écrivait-il, est divisée en deux : le Bassin parisien et le pourtour méditerranéen forment une France laïque attachée aux valeurs d'égalité, le reste de la France (la "France périphérique" dirait
Christophe Guilluy) attachée aux valeurs d'autorité, en voie de déchristianisation, connaît la persistance d'un "catholicisime zombie". C'est cette France-là qui penche plutôt à gauche (notons le paradoxe de l'enracinement du PS dans des terres dites d'inégalité et la provocation de voir en
François Hollande un "catholique zombie archétypal" (p. 56)) et qui a défilé pour Charlie.
L'approche spatiale de Todd ne convainc pas. Elle survalorise la géographie au détriment de l'économie et néglige la mobilité qui caractérise, à court et long terme, les populations françaises.
Pour autant, son analyse du 11-janvier touche souvent juste.
Sans le suivre dans son analyse spatiale des manifestations, on ne peut qu'être d'accord avec son analyse sociologique. Charlie nous renvoie une image déformée de notre pays - même s'il faut la pondérer par la sociologie des manifestations : surreprésentation des CSP, âge médian élevé, sous-représentation des ouvriers et des immigrés.
De là à prêter aux foules bon-enfant du 11 janvier des intentions qui n'étaient pas les siennes, il n'y a qu'un pas que Tood franchit (trop) vite. Il a tort de les imaginer en quête d'un bouc émissaire à leur mal-être métaphysique : les manifestants du 11-janvier n'étaient pas islamophobes, pas plus qu'antisémites. Il a raison en revanche de dénoncer "l'éloge du blasphème" (c'est le titre du dernier pamphlet de Caroline Fourrest) auquel se sont livrés certains laïcards : c'est une chose de se battre, comme
Voltaire en son temps, pour le droit de blasphémer sa propre religion, c'en est une autre que d'assigner aux tenants d'une religion minoritaire le devoir de le faire.
Les Français ont surréagi le 11 janvier. Ils se sont inventés un 11-septembre. Hollande, comme Bush en 2001, a donné un sens idéologique à des actions terroristes qui n'en avaient guère. C'est faire trop d'honneur aux frères Kouachi que d'imaginer qu'ils luttaient contre la liberté d'expression. C'est exagérer l'influence de l'Islam dans les banlieues et déformer son message que de voir dans tous les immigrés des antisémites assassins, des Coulibaly en puissance. L'Islam n'est pas une menace, c'est tout au plus une réponse que des jeunes immigrés désocialisés donnent, avec plus ou moins de fanatisme, à leur désir frustré d'assimilation.