le Roi des AulnesMichel Tournier (1924-2016)
Prix Goncourt 1970
Abel Tiffauges a connu une enfance frustrée de tendresse et une adolescence humiliée. Il vient de se séparer de sa compagne Rachel, elle qui écoutait le sourcil froncé son Abel lui expliquer « qu'il y a deux sortes de femmes. La femme bibelot que l'on peut manier, manipuler, embrasser du regard et qui est l'ornement d'une vie d'homme. Et la femme paysage. Celle-là, on la visite, on s'y engage, on risque de s'y perdre. La première est volubile, capricieuse, revendicative, coquette. L'autre est taciturne, obstinée, possessive, mémorante, rêveuse. » Et Rachel était une femme paysage.
Abel est garagiste dans la banlieue parisienne, un métier qu'il juge en dessous de ses capacités, ce qui a fait de lui un être asocial et misanthrope. Il est convaincu que l'attend un destin grandiose. Nous sommes alors en 1938.
Abel à présent seul, tient un journal dans lequel il évoque les années de collège à Saint Christophe. Cette replongée dans le passé le ramène naturellement aux années d'enfance. Et un épisode de sa vie d'écolier lui apporte la conviction intime qu'il existe une secrète complicité entre le cours des choses et son destin personnel. Alors qu'il devait comparaitre devant le conseil de discipline, il fait le voeu que le collège soit détruit par un incendie…et l'incendie libérateur a bien lieu…
Dans ce journal, toutes les petites histoires de collégiens et même les élucubrations de Nestor sur les toilettes à la turque sont narrées. Abel ne porte pas la religion dans son coeur :
« Il faut avoir les yeux crevés par la superstition pour ne pas reconnaître dans le déploiement des fastes ecclésiastiques la pompe grotesque de Satan, ces mitres en forme de bonnet d'âne, ces crosses qui figurent autant de points d'interrogation, symboles de scepticisme et d'ignorance, ces cardinaux attifés dans leur pourpre comme la Putain écarlate de l'Apocalypse… »
le comportement étrange d'Abel lui vaut un jour d'être accusé injustement de viol. Inculpé, il est condamné mais la mobilisation de 1939 lui vaut un non-lieu et il part à la guerre. Emprisonné dès 1940, il est déporté en Prusse orientale. Alors que ses compagnons d'infortune sont démoralisés, Tiffauges se sent libéré grâce à cette captivité. Il va devenir spécialiste en colombophilie, les pigeons jouant un rôle important dans la transmission des messages en temps de guerre :
« À mesure que les pigeons envahissaient sa vie, Tiffauges s'enfonçait dans une solitude de plus en plus farouche. Il n'avait jamais été bavard, il devint tout à fait taciturne. »
Et puis plus tard, il va découvrir le repaire de l'Ogre de Rominten, Göring grand tueur de cerfs et mangeur de venaison, partageant son repas avec son lion :
« le grand veneur mordit à pleines dents et pendant quelques instants sa figure disparut derrière le monstrueux gigot de sanglier. Puis la bouche pleine, il le tendit au lion qui y planta ses crocs à son tour. Et ce fut un va et vient régulier de la pièce de vénerie entre les deux ogres qui se regardaient affectueusement en mastiquant des paquets de chair noire et musquée. »
Et dans un autre registre, s'agissant de déchiffrer tous les messages inscrits dans les déjections des bêtes, Göring le grand veneur fait preuve d'une pénétration et d'une expérience hors du commun. La vocation coprologique du maître de Rominten étonne Abel qui retient les leçons. Et peu à peu, Abel admire les hasards de la guerre et de la captivité qui fait de lui le serviteur et le secret élève du deuxième personnage du Reich, expert en phallologie et en coprologie.
Les années passent et Abel assiste à la présentation des jeunesses hitlériennes, chair à canon façonnée pour l ‘Ogre de Rastenburg , Hitler, dans l'ancienne forteresse teutonique de Kaltenborn. Il devient même recruteur et part en campagne à la recherche de beaux exemplaires de race « pure » aryenne. Il assiste aussi aux séances de sélection eugénique pour l'amélioration de la race. Il note dans ses cahiers qu'ici, « la trajectoire du temps n'est pas rectiligne mais circulaire. On vit non dans l'histoire mais dans le calendrier. C'est donc le règne sans partage de l'éternel retour. L'hitlérisme est réfractaire à toute idée de progrès, de création, de découverte et d'invention d'un avenir vierge… »
Fasciné par les corps des jeunes garçons ; Tiffauges devient Ogre, mais un Ogre qui ne goûte jamais à la chair. Il l'observe, la décrit, l'admire.
Au fil des mois vers la fin de la guerre il observe la ruine de l'Allemagne. L'apocalypse finale est un moment d'anthologie.
le titre de ce roman étrange au style flamboyant est un rappel de la mythologie germanique omniprésente dans tout le livre, avec ses signes et ses symboles profonds. En vérité pour Tiffauges, la grande affaire de la vie, c'est le déchiffrement des signes. le mythe de l'Ogre est aussi largement incarné par plusieurs personnages tout au long du récit. D'où le titre du livre, sachant que
le Roi des Aulnes, célèbre poème de
Goethe, était un charmeur dévoreur d'enfant. Durant les 580 pages de cet étonnant roman, on suit les tribulations d'un anarchiste pris au piège du fascisme, les aventures d'un prisonnier français en Allemagne qui observe et raconte l'hitlérisme, les camps et la folie du IIIe Reich. Mais l'essentiel de ce livre est de développer tout au long des chapitres un mythe fondamental, à savoir que la vocation suprême de l'homme est d‘être un porte-enfant, un homme-mère. Et Tiffauges est bien un gros géant doux, assoiffé de tendresse quand il porte l'enfant Ephraïm à la fin du récit.
Un roman magistral, où
Michel Tournier fait montre d‘une époustouflante érudition, mais qui a pu choquer certains lecteurs.