Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? (Qui chevauche si tard à travers le vent et la nuit ?)
C'est "(...) Abel Tiffauges, dit Portenfant, microgénitom
orphe et dernier rejeton de la lignée des géants phoriques", le héros saturnien de ce picaresque roman en noir et blanc qui nous mène de la porte des Ternes aux confins de la Prusse-orientale, dans les années 40.
Abel est un ogre, il en a les attributs physiques et le goût pour la chair fraîche des garçonnets. Son Rollei arboré comme un phallus, il prend possession de ses proies en les figeant à jamais dans la gélatine argentique (Tief Auge = oeil profond). Quand la guerre éclate, notre bâfreur se retrouve bien malgré lui colombophile avant d'être fait prisonnier et envoyé en terre ogresque.
Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht ? ( Mon fils, pourquoi caches-tu avec tant d'effroi ton visage ?)
Parce que l'Allemagne d'alors regorge d'ogres : Eugène Weidmann et Hans Beckert (Le maudit de
Fritz Lang) en sont les avant-coureurs. Abel a assisté à l'exécution du premier et fut accusé du viol d'une fillette comme le second. Prisonnier, Tiffauges rejoint Rominten et son Ogre Göring, grand veneur du nazisme, qui y traque cerfs et sangliers.
Du liebes Kind, komm geh' mit mir ! Gar schöne Spiele, spiel ich mit dir ( Viens, cher enfant, viens avec moi ! Nous jouerons ensemble à de si jolis jeux !)
Au hasard des réquisitions, Tiffauges devient lui-même l'Ogre de Kaltenborn, antique forteresse teutonique transformée en couvoir à guerriers. de jeunes garçons, vierges encore de la "pestilence de l'adultat", y sont sélectionnés et dressés pour devenir la gloire du IIIe Reich. Abel en est le pourvoyeur.
Manch bunte Blumen sind an dem Strand (Maintes fleurs émaillées brillent sur la rive)
Tout fait signe dans ce roman époustouflant de maîtrise. Tiffauges (nom qui fait écho à Gilles de Rais) se rêve pédophore, porteur d'enfant. Il chevauche Barbe-Bleue son cheval, un hongre comme lui. La "phorie", perversion propre au héros ("Il n'y a sans doute rien de plus émouvant dans une vie d'homme que la découverte fortuite de la perversion à laquelle il est voué"), le pousse à porter des enfants (comme Saint-Christophe avant lui) ou des astres (tel Atlas), sur ses épaules à défaut de matrice. Ce désir d'être donneur de vie achoppe sur les maléfices délétères de l'Allemagne nazie. Abel mourra du poids sur son encolure du jeune Ephraïm (Ephraïm = double récompense), victime propitiatoire de l'Ogre suprême, le grand Moloch Hitler.
Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht, Was Erlenkönig mir leise verspricht ? (Mon père, mon père, et tu n'entends pas Ce que
le roi des Aulnes doucement me promet ?)
J'entends que la lecture du Roi des Aulnes est exigeante, qu'elle requiert attention et acceptation. Stimulante, elle recèle tant de richesses, elle ouvre tant de perspectives qu'il est illusoire de penser en avoir fait un tour complet. Tournier écrit avec une précision horlogère, chaque mot trouve sa place, du plus rare au plus précieux et son roman est inépuisable de mystères et de beautés.
Erlkönig hat mir ein Leids getan (
Le Roi des Aulnes m'a fait mal !)
Petit florilège personnel : comment pourrais-je oublier le frissonnant parcours d'une langue autour de la plaie d'un genou blessé (on pense au Dargelos de
Cocteau), le portrait du cerf comme ange phallophore, les paysages à l'aquatinte de la Prusse-orientale, le blason du corps adolescent, l'ode au crottin de cheval, le sauvetage d'un pigeon famélique...
A lire et relire donc !
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