L'insouciance /
Karine Tuil
le lieutenant Romain Roller, de retour d'Afghanistan où il a perdu plusieurs de ses hommes est dévasté. Il a vécu une sale guerre avec la trahison toujours possible des traducteurs afghans car dans ce pays, la peur gouverne tout dans chaque camp.
Une première partie de cet excellent roman de 530 pages retrace le parcours du soldat Romain, évoquant largement la guerre en Afghanistan et les Talibans ainsi que les discours obreptices des autorités.
Avant de rentrer en France, les militaires subissent toujours un séjour de décompression dans l'ile de Chypre, à Paphos. C'est là que Romain fait la connaissance d'une jeune journaliste et écrivain, Marion Decker avec qui il a une liaison. Il est pourtant marié à Agnès qui l'attend en France depuis des mois avec son petit garçon. Marion également est mariée à François Vély, un entrepreneur franco-américain richissime, fils d'un ancien ministre résistant juif.
de retour en France, Romain et Marion se revoient et vivent une grande passion amoureuse. Peu à peu, Romain découvre que « les plaisirs d'une vie familiale sereine, la connivence conjugale, la consécration professionnelle, l'argent et les libertés qu'il procure, les charmes du voyage, la force des amitiés anciennes, tout ce que la société a défini précisément comme étant les éléments de l'épanouissement personnel, cette mythologie du bien-être enrichie par le poids de la morale est sans effet face à la puissance corruptrice du désir. » Pour Romain, lutter contre l'intrusion de l'érotisme dans sa vie devient impossible, car le plaisir sexuel et la litanie mystificatrice du désir ont ce pouvoir de rétracter les angoisses, de magnifier les projections.
Par ailleurs, François, suite à une publication avec photo à l'appui est accusé de racisme : il est assis souriant sur une oeuvre d'art représentant une femme noire. À la veille d'une importante fusion avec une société américaine, son empire est menacé. Livré à la vindicte médiatique et antisémite, il est aux abois. Lui qui n'a jamais eu d'à priori et qui est tout sauf raciste, a soudain l'impression de découvrir un monde binaire dominé par la question raciale où chaque être humain oscille entre un désir d'appartenance et un refus d'assignation identitaire. Il repense alors à la phrase de Warren Buffet qui dit qu'il faut vingt ans pour construire une réputation et cinq minutes pour la détruire.
Un ami d'enfance de Romain, un certain Osman Diboula, fils d'immigrés ivoiriens devenu une personnalité politique montante lors des émeutes de 2005 à Clichy sous Bois, prend alors publiquement la défense de l'homme d'affaires avec l'aide d'une conseillère en communication, Laurence Corsini. Un moyen pour lui de revenir au premier plan après avoir connu une éclipse dans sa carrière de conseiller pour les banlieues, suite à un différent avec la
Présidence de la République. Il avait compris alors que lorsque l'on n'est plus sous les feux de l'exposition médiatique ou sociale, plus rien ne retenait auprès de vous ceux qui prétendaient vous aimer. Mais Osman n'avait pas prévu que son intervention en faveur de François Vély allait avoir de lourdes conséquences.
Quant à Romain, il est au bord de la folie, déchiré entre sa passion charnelle pour Marion et son désir de renouer avec Agnès, tandis que les séquelles de la guerre le minent également jusqu'à devoir être interné en asile. Libéré, il part en Irak après une formation que qualité d'agent de sécurité.
François voit son fils Thibault se tourner vers le judaïsme orthodoxe alors que lui-même est converti catholique. Des photos de François avec son fils habillé en costume traditionnel noir avec chapeau, talit et tsitsit sont publiées par des journaux avec des commentaires qui font jaser.
La suite tourne à la catastrophe lors d'un voyage pour affaires en Irak de François et Marion ainsi que Osman.
Un roman captivant, bien écrit et bien construit, avec de nombreux thèmes actuels abordés avec talent, comme le rang social, la religion, les médias, le pouvoir, l'identité, le terrorisme et l'Islam radical, le communautarisme, l'antisémitisme, l'intégration, les réseaux sociaux. La puissance narrative de
Karine Tuil fait merveille et vous happe durant plus de 500 pages.