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Critique de Charybde2


Épopée plurielle et polycellulaire des complots qui croient venir, le puissant graffiti romanesque de P.R.O.T.O.C.O.L., partout sur nos murs intérieurs.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/04/14/note-de-lecture-p-r-o-t-o-c-o-l-stephane-vanderhaeghe/

La succession silencieuse et fatalement, inexorablement, disjointe de séquences vidéo issues de l'appareillage global de surveillance d'une grande ville contemporaine, suivant à la trace un individu en regrettant qu'il soir resté là quelques blancs de la carte et quelques silences trop teintés de mystère pour le confort de l'observateur – que l'on sait d'emblée ex post, mais de quoi ?

La frénétique mise en condition d'un autre individu, recruté plutôt contre son gré – ainsi pas très loin d'être kidnappé, soumis à un mélange rusé et néanmoins violent d'interrogatoire et de speech motivationnel, pris dans le moulin broyeur d'une logorrhée partiellement désabusée et particulièrement sûre de son bon droit.

L'épilepse : une narration comme de bas de page, complexe et menée au pas de charge, dans laquelle on subodorera d'emblée que se niche l'explication du tout, mais dont le rythme, les syncopes, les ellipses et les emportements retarderont le plus possible l'inéluctable.

Voici les trois fils rouges qu'a donné Stéphane Vanderhaeghe à son incroyable « P.R.O.T.O.C.O.L. », publié en février 2022 chez Quidam Éditeur, fils rouges constituant à eux trois la trame vigoureuse, sensible et potentiellement létale qui enserre les quinze personnages-points-de-vue sélectionnés pour ce roman choral aux allures nettement révolutionnaires et particulièrement, subtilement, ambiguës. Si je les réduis ici volontairement, et contre le flux de l'ouvrage, à une étiquette qu'ils dépassent nécessairement, Cécile l'enseignante de lycée, Mél. la clocharde, Oumar le vigile, Re:al le graffeur, Katya l'escort, Jean-Christophe le cadre commercial, Sonja l'étudiante et occasionnelle caissière, Rrezon le réfugié désireux de se fondre dans notre société de consommation, Raton le… rat !, Dédé le clochard, Sid le punk à rat, Iza & Isa les punkettes à rat, Keudra le traqueur de rats, Meryem l'épouse de vigile et mère de jeune en perdition plus ou moins prononcée, et enfin Baz le migrant informaticien, ces deux derniers à la voix apparaissant aussi tardivement que leur présence physique avait été précoce, feront de leur mieux, souvent à leur corps défendant, pour nous guider dans le labyrinthe de cette réalité de plus en plus interstitielle qui est la nôtre, jusqu'à un dénouement à la fois totalement inattendu et curieusement comme magnifiquement déjà écrit.

Dans les froids paradoxes des sociétés contemporaines de surveillance (le Philippe Aigrain de « Soeur(s) » ou le Benjamin Fogel de « La transparence selon Irina » ne sont parfois pas si loin), dans les chausse-trappes des méthodologies de subversion et de contre-subversion, dans les méandres des restes de l'État-Providence (le Pierre Barrault de « L'aide à l'emploi » pourrait surgir, plus tragique que comique en l'espèce, à tout moment), dans l'uberisation foisonnante et le paiement plus que jamais à la tâche (le Gauz de « Debout-Payé » pourrait faire là un clin d'oeil faussement rigolard), dans la marchandisation jusqu'auboutiste omniprésente et apparemment acceptée (on songera peut-être au glaçant « À l'aide ou le rapport W » d'Emmanuelle Heidsieck), quelque chose se trame, qui s'exprime sous des formes variables et masquées, mais fait résonner étrangement tout au long du roman le graffiti P.R.O.T.O.C.O.L. qui, tel un singe prêt à traverser le temps chez Terry Gilliam, apparaît sur toujours davantage de murs et semble exprimer une mystérieuse attente.

Non seulement polyphonique, le roman s'affirme discrètement comme authentiquement pluraliste, au sens de Vincent Message : jouant de certains ressorts de la farce sérieuse, cloisonnant la rue et l'espace public entre un devenir-clochard digne de Thierry Jonquet ou de Jean-Luc Manet , une essence-rat qui résonne avec celles créées aussi par le Norman Spinrad de « Rock Machine » ou de « Il est parmi nous », et une absence de perspective qui fait ici bien davantage que ramper, Stéphane Vanderhaeghe structure une véritable épopée, inscrite dans un étrange au-delà équivoque de la dystopie ambiante, là où peurs, colères et indifférences se côtoient le plus librement, contre toutes logiques pré-établies. Capable de déployer chaque fois que nécessaire dans ses corps conducteurs (tout particulièrement dans son épilepse) une phrase puissamment multi-cellulaire (qui a tout le souffle ambigu de celle du William Gaddis de « JR »), il n'a ainsi nul besoin de forcer le trait ou de surligner au marqueur, comme trop d'auteurs contemporains moins doués que lui, ce qui dysfonctionne ici-bas, pour nous offrir l'un des romans les plus somptueusement inquiétants qui puissent être.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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