Années 1990 : Urania Cabral, exilée aux Etats-Unis, revient après trente ans d'absence à Saint-Domingue, ville qu'elle a quittée alors qu'elle s'appelait encore Ciudad Trujillo, en l'honneur du dictateur qui fut à la tête de la République Dominicaine de 1930 à 1961. Cueillie par la symphonie brutale et discordante de rues où des Haïtiennes mutiques ramassent les monceaux d'ordures qui jonchent des trottoirs défoncés, elle-même s'interroge sur le sens de ce retour… Son père, l'ex-sénateur Agustín Cabral, est depuis sa rupture d'anévrisme un mort-vivant. Elle brise le silence qui l'a accompagnée dans son exil au fil de longs monologues qui la tiennent au chevet de cet homme envers lequel elle exprime une violente rancune, et au cours d'une visite à sa tante et ses cousines, à qui elle dévoile peu à peu le lourd secret à l'origine de son départ.
1961. Il ne le sait pas encore, mais Rafael Trujillo vit sa dernière journée. Bien que portant toujours beau, avec ses tenues impeccables et sa fière rectitude, ses soixante-dix ans se rappellent à lui par les prémisses d'une vieillesse dont l'emprise le met en rage : douleurs osseuses, musculaires, et surtout cette humiliante incontinence qui s'est manifestée la veille encore au bordel, lui faisant perdre sa dignité face à une "gamine insipide".
Et son corps n'est pas le seul à partir en débandade. le dictateur est devenu gênant pour ses alliés d'hier, notamment depuis la chute d'autres dictateurs sud-américains (Batista à Cuba, Pinilla en Colombie, Pérez Jiménez au Venezuela…), et il est devenu délicat de continuer à fermer les yeux sur les exactions commises par son Régime. Il y a eu l'assassinat des trois soeurs Mirabal, harcelées au prétexte de sympathies communistes depuis que l'une d'entre elles avait repoussé les avances du Chef, puis la tentative d'assassinat de Rómulo Betancourt, nouveau président du Venezuela. Les effets des sanctions financières appliquées par les Etats-Unis en représailles commencent à avoir des répercussions dramatiques ; les représentants de l'
Eglise Catholique eux-mêmes se mettent à conspirer contre le Régime… Mais Trujillo n'est ni Batista, ni Perón : pas question d'exil doré, lui restera jusqu'au bout. Car ce n'est pas l'argent qui l'intéresse, à l'inverse de sa pingre d'épouse qui place tout ce qu'elle peut à l'étranger, ou de ses clowns de fils, noceurs, paresseux, qui ne pensent qu'à flamber. Ce qui fait le courir, lui, c'est le pouvoir.
Ce ne sont toutefois pas ses ennemis extérieurs qui vont signer la fin de son règne, mais les quatre hommes en planque dans une voiture sur le trajet reliant la résidence du Chef au bordel où il doit se rendre dans la soirée. Chacun d'entre eux a été proche du pouvoir, et chacun d'entre eux a une bonne raison de vouloir tuer le Bouc, quitte à y laisser sa propre vie. Il aura fallu trente ans d'Ere Trujillo, d'assassinats, de corruption, d'espionnage, de viols perpétrés en toute impunité par le chef, ses sbires et ses fils, trente ans d'isolement et de peur, avant que n'agissent enfin ceux qui ont les moyens de le faire.
Comment un tel Régime a-t-il pu perdurer ? C'est ce qu'a tenté de comprendre, de manière obsessionnelle, avec le recul que lui procurait la distance, Urania, en collectionnant pendant des décennies toute la documentation possible sur la dictature dominicaine.
Que le peuple, abruti par l'endoctrinement et l'isolement, dépourvu de volonté et de curiosité, contraint par la peur et la pratique de la soumission, en soit venu à diviniser Trujillo, elle peut à la rigueur l'admettre.
Trujillo a ainsi "condamné de nombreux dominicains au malaise et au dégoût de soi-même, à se mentir à chaque instant et à tromper tout le monde, à être deux en un : un mensonge public et une vérité privée interdite d'expression."
Mais comment pénétrer le mystère de l'emprise du dictateur sur les Dominicains les plus chevronnés, sur des têtes pensantes -médecins, avocats, ingénieurs…- souvent issues des meilleures universités américaines ou européennes, des hommes cultivés, sensibles, que Trujillo a transformés en chiffes molles, qui se sont laissé sauvagement avilir ?
En revenant sur les mécanismes de cette emprise,
Mario Vargas Llosa démontre le machiavélisme d'un système qui a amené chaque Dominicains, tôt ou tard, à devenir son complice et/ou son débiteur.
Trujillo, c'est d'abord, pour beaucoup, celui qui a réinstauré une souveraineté nationale, créé une armée moderne et professionnelle, "remis les Haïtiens à leur place", éradiqué la criminalité (sauf la sienne et celle de son Régime) et fourni du travail à 60 % des citoyens, en s'octroyant la plupart des usines et des terres du pays. La République dominicaine, bastion d'anticommunisme, a par ailleurs longtemps été le meilleur allié des Américains dans l'hémisphère occidental, et a bénéficié d'une forte caution de l'Eglise, un Concordat liant le pays au Vatican.
La nation, en somme, lui a longtemps été reconnaissante. Ses proches collaborateurs ont quant à eux été comme aspirés par le froid magnétisme et l'aura d'incontestable autorité émanant de cet homme, et se sont laissé prendre au jeu des avantages que leur conférait une situation pour laquelle ils étaient près à des concessions toujours plus aliénantes. C'est ainsi une véritable cour de serviteurs de luxe, terrifiée et soumise, qui a orbité autour de Trujillo, chacun bataillant pour s'attirer les faveurs du chef, être remarqué, mentionné, loué… chacun étant aussi sur la sellette : à chaque instant, pour une broutille ou sur un caprice du Chef, la disgrâce pouvait survenir, préalablement annoncée dans les colonnes du courrier des lecteurs d'El Caribe -ramassis de délations, calomnies-, organe officiel du régime et instrument de sa propagande. L'auteur décrit certains membres de cette cour, qui compte des figures aussi repoussantes que fascinantes, tel Johnny Abbes Garcia, chef tout-puissant du Service d'Intelligence militaire, exécutant des basses oeuvres, maître de la terreur, en charge disparitions, exécutions, ou tortures pratiquées dans les salles de la Quarante, la tristement célèbre prison du Régime.
Il faut toute la maitrise d'un
Mario Vargas Llosa pour rendre palpable ce pan d'Histoire dominicaine. On est pris comme par le suspense d'un roman policier, fasciné par sa capacité à donner chair à tous ses personnages…
C'est un nouveau coup de coeur pour cet auteur découvert l'an dernier avec "
Le rêve du Celte"…
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