On dit souvent que les réseaux sociaux ne sont qu'un outil, et que c'est la manière de les utiliser qui les rend néfastes ou non. Je l'ai longtemps pensé, et c'est sans doute en partie vrai. Mais la réalité est bien plus complexe et bien moins manichéenne.
Delphine de Vigan ne propose pas qu'un roman formidablement mené et traité, ce livre est essentiel. Alors qu'on stigmatise principalement les jeunes et leur dépendance, elle se penche plutôt sur le sort des enfants devenus rois de la toile. A leurs dépends et sans qu'on ne leur ai rien demandé.
La narration de l'autrice est un modèle du genre, à la fois fiction et étude sociétale, avec un soupçon de polar.
26 avril 2001, le jour où le monde de la télévision a basculé, le jour où la société française a muté. Loft story sur M6 déchirait la toile pudique pour projeter un pan voyeuriste jamais révélé, et ouvrait les vannes d'un flot souvent saumâtre qui allait submerger nos relations communautaires.
C'est un peu le point de départ et d'ancrage de ce récit, qui va nous emmener sur 30 ans. Passé, présent, futur (proche).
Deux femmes, deux parcours, deux sensibilités. Une mère de famille qui vivra sa vie rêvée à travers ses deux enfants, et tant pis s'ils en deviennent des dommages collatéraux. Et une flic du genre solitaire, bien loin des jeux de lumière. Deux pôles contraires qui vont s'attirer, par la force des événements.
L'autrice raconte et explique, analyse et extrapole, décrit et ressent. Rarement livre ne m'aura paru aussi bien bien pensé et construit. Il faut dire que je vois les choses exactement de la même manière qu'elle, et qu'elle a réussi à poser des mots sur des maux que je touche du doigt depuis un moment.
J'ai lu un avis sur ce livre, venant d'une jeune personne, qui ne trouvait rien d'autre à en dire que « ce livre est nul », sans proposer rien à argumenter. Comme si elle se sentait attaquée. J'ai trouvé cette réaction très intéressante et révélatrice.
Car ce roman est au contraire d'une rare intelligence, d'une vraie clairvoyance. En à peine plus de 300 pages, l'écrivaine parvient à aller en profondeur, creuser un sujet compliqué, sans tomber dans un côté trop moralisateur.
Notre société tournée autour de l'image et de la consommation à outrance, fait perdre tout sens commun. Ou plutôt, devient le sens unique de nombreuses vies. Accumuler, montrer, remplir un vide intérieur. C'est le quart d'heure de célébrité d'
Andy Warhol poussé dans ses retranchements, la vie quotidienne plongée dans l'industrie du spectacle, et tant pis si tout le monde ne veut pas jouer à ce jeu-là.
Les paillettes et les flashs qui crépitent ont toujours fait fantasmer cette mère de famille, dès son plus jeune âge. Biberonnée à la télé réalité, elle ne pense pas à mal quand elle crée sa chaîne Youtube et commence à filmer chaque moment d'intimité de ses deux jeunes enfants. A les scénariser, à les tordre pour qu'ils entrent dans un moule.
Sans jamais se demander ce qui peut se passer dans la tête des ses deux gamins et les effets à long terme d'une telle surexposition, d'une telle exhibition.
Jusqu'à ce que la plus jeune disparaisse. Car c'est bien un roman, avec une histoire, une tension dramatique, des protagonistes qui évoluent et interagissent, de l'émotion.
L'autrice ne sacrifie pas ses personnages sur l'autel d'une cause. Au contraire, elle les chérit. Tout en se servant d'eux pour parler d'un sujet grave. Fond très documenté et forme très efficace. Avec le lecteur qui navigue entre empathie et rejet.
Ces personnages nous touchent, nous font bondir, nous émeuvent, nous heurtent. Nous troublent.
Les réseaux sociaux manipulent, tout le monde le sait sans trop vouloir le savoir. Une tyrannie enrichie par des volontaires par millions, lui, vous, moi.
Quand on projette on ne protège pas. le premier devoir d'un parent est bafoué, aveuglé par le feux des projecteurs. On n'est pas loin du zoo.
Besoin éperdu d'amour et de reconnaissance, pulsion accumulatrice ; remplir, remplir le moindre espace de vide ; quantité plutôt que qualité. le nombrilisme comme symptôme d'un mal-être. Avec des effets sur les proches qui peuvent être dévastateurs.
Et quelle bonne idée d'avoir, poussé le bouchon un tout petit peu plus loin, temporellement. Pas une dystopie, arrêtons d'utiliser ce mot à tout bout de champ, mais une anticipation de ce qui arrive. Vite. Qui nous dépasse déjà.
Avec une acuité, une sensibilité et une justesse qui ont totalement fait écho en moi,
Delphine de Vigan touche le vivant à travers nos glaçantes dérives de société.
Les enfants sont rois, jusqu'à ce qu'on leur coupe la tête. Ouvrons les yeux.
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