Livre reçu dans le cadre de l'opération Masse Critique.
La première interrogation concerne le titre choisi. Si la cinquième croisade a pour cadre l'Egypte ayyoubide, la huitième, elle, voit Saint Louis mourir devant Tunis en 1270. Encore les historiens sont-ils partagés sur l'appellation de croisade pour cette expédition funeste pour le trône de France. La moue dubitative disparaît cependant dès les premières lignes : sous ce nom de croisade se cachent en réalité les confrontations interreligieuses dans lesquelles la religion joue un rôle parmi d'autres (politique et économique) et lesquelles ont, effectivement, le continent africain pour cadre. le nom d'Afrique interroge aussi : s'agit-il ici de l'ancienne Africa romaine (c'est-à-dire la Tunisie), de l'Afrique du nord arabo-musulmane ou bien de l'ensemble du continent, incluant alors aux territoires précédemment cités l'Éthiopie et la Nubie ? le terme "Afrique" est utilisé dans son acceptation contemporaine, ce qui est évidemment pratique pour les auteurs, mais ne les empêche pas pour autant de mettre en évidence la diversité des territoires visés.
Sous la direction de
Benjamin Weber sont donc regroupés treize articles (dont deux en anglais), universitaires, lesquels ont pour premier mérite de rappeler que l'Afrique, loin d'être marginalisée au Moyen Âge, est une partie du monde vers lesquels se tournent également les regards européens, au même titre que l'Asie ou que les confins orientaux de l'Europe. En cela les hommes du Moyen Âge sont parfaitement les héritiers du monde antique, dans lequel la Méditerranée était le centre du monde et la côte nord africaine l'un de ses plus riches rivages. L'autre grand mérite du livre réside dans la précision des articles et dans la diversité du spectre d'étude. Certes, on aurait attendu de certains articles plus de contenu mais, de manière générale, tous offrent un éclairage intéressant et original sur un sujet complexe dans lequel se superposent des niveaux de lecture géographique, chronologique et thématique.
La période envisagée s'étale sur trois siècles, du 13ème au 16ème siècle, c'est-à-dire entre la prise de Saint-Jean-d'Acre en 1291 et la fin de la présence des Hospitaliers en Afrique dans les années 1550. En trois siècles, il est évident que le monde mute, tant chez les chrétiens européens que dans le monde arabo-musulman. La croisade demeure, certes, un idéal mais on observe peu d'entreprises européennes dont la religion est la seule motivation. le fait que l'Afrique soit une terre de croisades, si l'on reprend la thèse du livre, le prouve. L'Afrique doit être comprise comme une porte d'entrée vers le monde musulman, donc vers les lieux saints du christianisme qui sont sous la domination musulmane. Au contraire de l'empire ottoman ou de l'Égypte mamelouk, les royaumes nord-africains sont des objectifs abordables pour des Européens qui concentrent d'abord leurs forces militaires à l'intérieur de leur continent (et donc entre eux). Cette longue période voit aussi, peu à peu, s'effriter l'idée d'une rechristianisation possible des lieux saints ou même des territoires anciennement chrétiens (n'oublions pas qu'Hippone, désormais Annaba en Algérie, est la patrie de saint Augustin, l'un des Pères de l'Église). L'échec des Hospitaliers en Barbarie ou l'expédition de Charles Quint en Tunisie le montrent : au 16ème siècle, la christianisation des terres musulmanes relève au mieux du symbole, au pire de l'échec politique et militaire. Ainsi dans le cas de Charles Quint, qui mène une expédition en 1535, celle-ci est avant tout affaire de symbole politique : Charles Quint prend le rôle du chevalier courtois des chansons de geste mais il est aussi un prince en représentation : c'est pour cela que des artistes l'accompagnent. Les vrais intérêts de l'empereur se situent désormais en Europe et de l'autre côté de l'Atlantique.
Géographiquement, l'espace africain se découpe en trois zones, peu liées entre elles dans l'esprit des Européens. le Maghreb élargi à la Libye est la zone la plus connue des Européens, politiquement comme économiquement. Les chrétiens y mènent plusieurs expéditions (Djerba, Mahdia, Ceuta ...) qui se soldent par des échecs à long terme mais par de courts succès, voire par de vraies implantations chrétiennes à court et moyen terme (cf Djerba). L'Afrique subsaharienne et atlantique est, elle, l'Afrique des expéditions (celle de Gomes Eanes de Zurara en Guinée), des explorations, des projets avortés et des récits dont on doute encore de la véracité (Anselme d'Ysalguier). Cette Afrique, les Européens en soupçonnent les potentialités économiques et religieuses et en connaissent, de façon floue, la situation politique. Cette Afrique là est celle qui sera explorée à la fin du 15ème siècle par les navigations portugaises. Enfin, il y a l'Afrique lointaine et presque chimérique, celle qui est au sud de l'Égypte, celle des rois chrétiens et des sources du Nil : la Nubie et l'Éthiopie. C'est aussi l'Afrique du roi Jean, mythe durable au Moyen Âge qui se confond avec les contours de l'Inde. Cette Afrique là sert l'imaginaire chrétien en donnant à croire que les puissances musulmanes peuvent être prises en tenaille, voire menacées par la coupure du Nil en Éthiopie. Si le Négus reçoit des lettres du pape, aucun projet concret ne vient au secours de ces chrétiens du bout du monde et, d'ailleurs, comme le montre l'article sur les relations entre l'Égypte et l'Éthiopie, là n'étaient pas les attentes éthiopiennes. Ces relations entre un État musulman et un autre chrétien tenaient de l'interdépendance économique, ne serait-ce que parce que les deux États partageaient à la fois les rives du Nil et celles de la mer Rouge. L'intensité des échanges économiques entre les deux États se reflète d'ailleurs dans l'importance des échanges diplomatiques.
Tous les articles montrent que les motifs politiques, religieux et économiques étaient étroitement intriqués dans les expéditions ou les projets d'expédition des Européens en Afrique. Certes, l'imaginaire de la croisade joue un grand rôle et, dans l'expédition de Mahdia en 1390, les chevaliers français se pensent comme les successeurs de saint Louis, mort devant Tunis en 1270. Charles Quint lui-même le montre : l'idéal de croisade n'est pas mort à la Renaissance. Mais la religion - la croisade a pour objectif la reconquête des lieux saints - semble souvent un prétexte - noble, il est vrai - qui sert des visées politiques (la stratégie militaire notamment) et économiques. Bien que le Moyen Âge européen se soit bien plus concentré sur le nord du continent que le monde romain antique, le monde méditerranéen demeure un lieu d'échanges important (la piraterie en témoigne), lesquels génèrent parfois quelques tensions. Ainsi Djerba ou Mahdia sont-ils perçus autant comme des postes avancés en Méditerranée que comme des territoires à exploiter économiquement, voire à razzier. Les débouchés économiques s'accordent donc parfaitement avec la lointaine idée de reconquête des lieux saints et avec la prolongation de la lutte contre les puissances musulmanes, sans que cela ne trouble les hommes de ce décidément très long Moyen Âge.
Ce livre laisse derrière lui une interrogation : peut-on vraiment parler de croisade ? Quels lieux saints les chrétiens s'apprêtent-ils à reprendre à Djerba, Ceuta, Mahdia ou Tunis ? Les Génois qui assiègent Mahdia le font-ils vraiment pour le Christ ? Avec une vision restrictive de la croisade, on serait tenté de dire que le mot est mal choisi. Certes, il y a bien affrontement entre deux aires civilisationnelles qui se distinguent par la religion. Mais l'imaginaire collectif d'une reconquête religieuse, nourri par des chansons de geste et par des actions politiques certes fortes mais éloignées de la Terre Sainte, suffit-il à qualifier ces événements de croisade ? C'est en tout cas la piste de réflexion défendue par
Benjamin Weber. L'ouvrage qui découle de cette réflexion a le mérite d'éclairer réellement un phénomène encore mal connu (à savoir les relations entre les deux rives de la Méditerranée au Moyen Âge tardif) et de montrer comment, peu à peu, l'Afrique et l'Europe prennent des chemins séparés qui ne se rejoindront qu'à la triste faveur du commerce triangulaire et de la colonisation européenne. La Réforme protestante et la découverte de l'Amérique détourneront le regard des Européens vers d'autres horizons et vers leurs propres contradictions intérieures. Ce livre montre donc aussi comment une certaine idée du monde prend fin.