L'oeuvre au noir.
Marguerite Yourcenar
Vivant au tout début de la Renaissance, Zénon est un chercheur, voyageur, philosophe alchimiste et médecin dispensant électuaires et juleps, qui en quête de la vérité veut la faire connaître, mais reste le plus souvent incompris.
Nous sommes à l'époque de
Galilée- quelques dizaines d'années plus tard- (qui se rétractera pour échapper au bûcher) et de
Giordano Bruno, lequel payera de sa vie ses idées nouvelles heurtant les esprits de son époque. Tous ces savants, penseurs et chercheurs, hommes sans pouvoir, sont en danger permanent en prônant la liberté de pensée et d'expression. Tous ces êtres d'exception à toutes les époques qui par leur quête savante ont ébranlé l'importance de l'homme telle que la définit l'Église ont été menacés d'être mis au pilori, que ce soit Copernic, Démocrite, Averroès,
Origène, Pythagore ou Épicure. Et tous ceux qui leur accordèrent un semblant de crédibilité furent mis en prisons ou exécutés. Être en avance sur son temps fut souvent fatal à cette époque encore obscure où la défiance et la méfiance règnent de façon omniprésente dans la société. le chapitre « L'acte d'accusation » est essentiel pour bien comprendre l'ambiance d'alors.
Zénon ne se pose pas la même question que Philibert, son cousin : « A quoi sert de publier des opinions qui déplaisent à la Sorbonne et au Saint-Père ? » Cela lui coûtera la liberté bien qu'au chanoine, il avoue : « Je ne commettrai plus l'indécence qui consiste à essayer de montrer les choses comme elles sont. » Mais il est déjà alors trop tard. L'esprit tors de l'Église est passé et a sévi. Dans le même chapitre clef, Zénon s'explique avec une clairvoyance jugée coupable par l'Église : « Je ne vous dis pas que je crois, je dis que le simple non a cessé de me paraître une réponse, ce qui ne signifie pas que je sois prêt à prononcer un simple oui. Enfermer l'inaccessible principe des choses à l'intérieur d'une personne taillée sur l'humain modèle me paraît encore un blasphème, et cependant je sens malgré moi je ne sais quel dieu présent dans cette chair qui demain sera fumée. Oserai-je dire que c'est ce dieu qui m'oblige à vous dire non ? » Prémonitoire sentence ? Toute la page 425 est magnifique.
le roman de
M. Yourcenar d'emblée séduit par son style léché et saisissant. Des phrases bien charpentées avec des mots justes et parfois rares, et de nombreux qualificatifs puissants. Un vocabulaire réellement d'une richesse inouïe. Un amour des mots. de la littérature, de la vraie, avec non seulement une petite touche style XVIII ème siècle me semble-il, mais encore des accents rabelaisiens et même de
Molière. Seulement, le revers de la médaille, c'est qu'il faut avoir un dictionnaire à portée de mains. Mais quel enrichissement ! de magnifiques dialogues ponctuent cette histoire, entre Henri-Maximilien Ligré son cousin et Zénon dans le chapitre « La conversation à Innsbrück », et entre le prieur
Jean-Louis de Berlaimont et Zénon encore dans le chapitre « La maladie du Prieur ». Magnifique récit dont voici quelques lignes en guise de florilège :
« Fille qui montre ses formes fait assavoir à chacun qu'elle a faim d'autre chose que de brioches. »
« Science et contemplation ne sont point assez si elles ne se transmutent en puissance. »
« Entre le Oui et le Non, entre le Pour et le Contre, il y a ainsi d'immenses espaces souterrains où le plus menacé des hommes pourrait vivre en paix. »
« Vaut-il la peine de s'évertuer durant vingt ans pour arriver au doute qui pousse de lui-même dans toutes les têtes bien faites ? »
« Pendant combien de nuits ai-je repoussé l'idée que Dieu n'est au-dessus de nous qu'un tyran ou qu'un monarque incapable, et que l'athée qui le nie est le seul homme qui ne blasphème pas… » Il est évident qu'avec de tels mots en bouche ou écrits, Zénon ne pouvait que finir au pilori, ou à tout le moins en geôle. Jusqu'au dernier moment de sa vie, Zénon aura su rester libre, même au fond de sa geôle. J'ai ressenti ce récit comme un hymne à la liberté en une époque où il n'y en avait pas.
Dans les Carnets qui suivent le roman, une phrase de l'auteur résume toute la complexité et la richesse du personnage « fictif » de Zénon :
« L'esprit domine davantage chez Zénon, mais l'esprit est en quelque sorte activé par l'élan continu et presque furieux de l'âme, et ne se développerait pas non plus sans les expériences et le contrôle du corps. »
J'ai dit fictif car la ressemblance avec certains aspects du personnage de
Giordano Bruno est frappante, jusqu'à la date du 17 février, date fatidique. D'ailleurs, l'auteur dans ses Carnets encore compare les deux hommes et cite leur « ardeur » commune, encore que celle de Zénon soit plus « sèche »,
Bruno étant poète au fond de lui, Zénon pas du tout. Il est probable que Paracelse ait aussi inspiré le personnage de Zénon à
M. Yourcenar.
En conclusion, un chef d'oeuvre inoubliable et universel.