Comment approcher un tel sommet de la littérature autrement qu'avec modestie et, dans mon cas particulier, j'avoue, avec une certaine dévotion aussi, que je ne saurais cacher?
L'oeuvre au noir, dans la tradition hermétique, est le premier échelon à gravir avant toute mutation alchimique. L'«opus nigrum», oeuvre de «dissolution et de calcination des formes» («solve et coagula», selon la formule du célèbre
Nicolas Flamel) serait l'étape la plus difficile à réaliser et, en même temps, celle qui dépendrait le plus étroitement de la volonté propre de l'alchimiste.
Outre, bien évidemment, les expériences qui peuvent être conduites sur la matière elle-même, il s'agirait en l'occurrence, pour ce dernier, sur un plan plus symbolique, de s'affranchir de ses passions et de ses instincts primitifs, de ses croyances personnelles les plus enracinées, ainsi que «des routines et des préjugés» provenant en grande partie du formatage extérieur exercé par son époque, dans le but de dissoudre son moi profond dans l'universel et, le cas échéant, de pouvoir accéder à une forme de connaissance nouvelle et supérieure. L'image du Phénix s'impose ici : renaître à partir de la «calcination» de sa condition humaine...trop humaine!
Séparation et dissolution qui, mutatis mutandis, auront demandé plus de trente ans à
Marguerite Yourcenar avant de parachever son oeuvre à elle, entamée en 1923-24, écrite et réécrite de nombreuses fois pendant plus de trente ans, depuis la toute première apparition de son personnage central, Zénon, dans ses fictions de jeunesse. Personnage en or parmi ceux que l'auteure abritait en elle et avait réussi à rendre autonomes et à vivre en dehors d'elle-même («chaque écrivain ne porte en soi qu'un certain nombre d'êtres»), ce médecin et alchimiste, né au début du XVI siècle, semble avoir été, plus qu'aucun autre (y compris que son cher Hadrien !) proche de l'auteure. Pour preuve, ce qu'on peut lire dans ses «Carnets de notes de
l'Oeuvre au Noir» incorporés, selon sa volonté, aux éditions de son roman:
« Que des fois, la nuit, ne pouvant dormir, j'ai eu l'impression de tendre la main à Zénon (...) Je connais bien cette main d'un brun gris, très forte, longue, aux doigts en spatules, peu charnus, aux ongles assez pâles et grands, coupés ras. le poignet osseux, la paume assez creuse et sillonnée de nombreuses lignes. J'en connais la pression, de cette main, son degré exact de chaleur. (Je n'ai jamais pris la main d'Hadrien.) »
Et comment ne pas vous comprendre ? Parfaitement, chère Dame
Yourcenar ! Votre sublime homoncule est un personnage inoubliable, et il se transformera aussi en un être proche à ceux qui, grâce à votre art, auront eu la chance de le croiser et de s'arrêter sur sa route.
Partant avec lui de Bruges dans sa prime jeunesse, «in media res», l'on cheminera dans l'Europe de son temps, et bien au-delà, jusqu'au aux portes de l'Orient, jusqu'aux limites des savoirs consacrés par son époque, notamment la scolastique, avant de le retrouver à nouveau à Bruges, à l'âge mûr, obligé désormais à cacher sa vraie identité dans sa ville d'origine, toutes les conditions étant réunies pour qu'il se sente enfin prêt à délaisser «les douteux produits de sa pensée » lui ayant valu entre autres de figurer à l'Index , pour s'intéresser davantage à «l'acte de penser lui-même».
Zénon exerce cette même fascination éveillée par certaines de ces figures emblématiques qui semblent avoir ouvertement inspiré sa créatrice, un Érasme, un Leonardo ou un
Giordano Bruno, dont le génie, l'humanisme, l'éthique personnelle et la liberté de pensée continuent à personnifier pour la plupart d'entre nous les plus nobles aspirations et les plus hautes cimes atteintes par l'esprit humain. Maîtres à penser intemporels que, à l'image des mots qui seraient adressés par
Pessoa des siècles plus tard à son guide spirituel, dans ce bas monde des apparences, purement «sensationniste », rien n'a semblé avoir «touché, ni blessé, ni troublé», « sûrs comme un soleil faisant son jour involontairement».
C'est n'est que dans ce bref et magnifique intervalle ouvert dans l'histoire des idées, à l'orée du XVIe siècle, que l'on peut situer la démarche intellectuelle d'un Zénon, lorsque celui-ci tente de faire converger et d'embrasser, sans faire s'entrechoquer, connaissance de la matière et quête spirituelle. Une pensée absolument suspecte et passible d'hérésie à cette époque - dont par ailleurs notre médecin et alchimiste, comme nombre de ses contemporains de génie, finirait lui-aussi par faire les frais - , et que le triomphe progressif d'un empirisme et d'un scientisme de plus en plus conquérants vouera, au cours des siècles à venir, aux gémonies de l'irrationalité, du mysticisme, voire du pur charlatanisme. Une démarche intellectuelle dans un juste équilibre, encore possible à ce moment-là, entre ce que l'auteure définit, dans ses notes consacrées à la genèse de son personnage, comme «le dynamisme subversif des alchimistes et la philosophie mécanistique (...) l'hermétisme qui place un Dieu latent à l'intérieur des choses et un athéisme qui ose à peine dire son nom, entre l'empirisme matérialiste du praticien et l'imagination quasi visionnaire de l'élève des cabbalistes».
L'oeuvre au noir ne s'opère cependant pas aisément ici, et le roman risque de rebuter fortement les amateurs invétérés de page-turners. On n'y trouve en effet aucune concession à l'assimilation facilitée, ni à la grande vitesse de lecture : on est aux antipodes de toute préparation littéraire lyophilisée à consommation instantanée...
Il est donc tout à fait recommandé à ses potentiels lecteurs de prendre le temps et faire preuve d'une certaine constance. Nous n'avançons et ne pénétrons que peu à peu les arcanes d'un roman dont, d'une part, la recherche de fidélité à un cadre historique particulier, assez peu connu et par ailleurs très complexe lui servant de toile de fond (celui de la Flandre espagnole au XVIe siècle, prise en étau entre divers conflits d'intérêt locaux, politiques et religieux, à géométrie variable et ayant abouti à la révolte d'une grande partie des provinces des Pays-Bas contre la monarchie espagnole, jusqu'à conduire enfin, en 1568, à la guerre des Quatre-Vingts Ans), d'autre part le perfectionnisme manifesté dans la recherche d'adéquation à la mentalité et au champ lexical d'une époque déterminée, la subtilité du propos et l'étendue de l'érudition qui les sous-tend, ne se laisseront guère apprivoiser, et pour cause, sans une participation active du lecteur pour combler peu ou prou ses lacunes plus ou moins conséquentes en la matière.
Dans la mesure, cependant, où ses bienheureux lecteurs-apprentis accepteront humblement de s'y soumettre, le temps de franchir cette étape «initiatoire» avant de pouvoir rentrer de plain-pied dans l'oeuvre, tout en acceptant les embûches que cela pourrait éventuellement comporter pour chacun, la lecture de cette exaltante quête d'absolu telle qu'elle ait pu être vécue de l'intérieur par un médecin alchimiste du XVIe siècle, dans un mouvement en quelque sorte en sens inverse, subséquent à la réussite de l'oeuvre de séparation et de dissolution mûrie longuement par l'immense talent de
Yourcenar, pourrait alors leur permettre d'expérimenter à leur tour cette autre sublime opération alchimique que la littérature seule nous autorise par moment à accomplir: celle d'implanter solidement un personnage, à l'origine parfaitement irréel et imaginaire, dans notre propre paysage psychique, de le réintégrer d'une certaine manière comme une partie de soi-même.
À l'instar de sa créatrice, moi aussi, il suffit maintenant que je ferme parfois les yeux pour que Zénon soit là.