Cet autre, en toi...

C'était magique... C'était plus beau que tout ce que j'avais pu imaginer, même dans mes rêves les plus fous, et ces images s'étaient ancrées profondément en moi... Il s'agissait de choses tellement simples et pourtant... Je me sentais tellement exaltée... Plus vivante que jamais malgré l'épuisement. Comment pouvait-on seulement passer à côté de cet éblouissant spectacle et choisir de s'enfermer pour toute une vie au sein d'une cité qui semblait si minuscule et si terne comparée au vaste monde qui nous entourait ? 
Un sentiment étrange avait commencé à monter en moi, un sentiment que j'avais déjà ressenti autrefois, mais qui avait fini par se taire et par être oublié à force d'être réprimé et sanctionné. C'était de la joie... Une joie encore timide, fragile, comme si elle n'osait pas se montrer par peur d'être à nouveau capturée, mais c'était bien de la joie, et je me jurai alors que plus jamais je ne laisserais qui que ce soit me priver de ce sentiment-là...

Dès mes premières années, on avait tout fait pour étouffer ma joie de vivre, cette joie qui débordait pourtant de tout mon être comme l'eau déborde d'une cascade. On m'avait ordonné de faire comme tout le monde et de devenir une ombre... rien d'autre qu'une ombre... 
Je ne pouvais tout simplement plus m'y résoudre... Cette vie n'était pas une vie, alors peu importait ce qui allait se passer pour moi... d'une façon ou d'une autre, je retrouverais ma liberté, quitte à ce que ce soit en quittant ce monde...

Quand durant toute son existence on a été bridée et enfermée dans une cage invisible, le moindre geste accompli en toute liberté devient extraordinaire, et à cet instant, le fait de descendre une paroi rocheuse accrochée à la racine d'un arbre était quelque chose de vraiment incroyable, même si je savais cette expérience risquée. C'était le prix à payer pour être libre, alors je l'acceptai volontiers.

Je lisais des livres qui parlaient d'un autre temps, d'une autre vie, là où le cœur des Hommes était encore plein de lumière... Je dansais, je chantais lorsque j'étais sûre que personne ne pouvait m'entendre ni me voir. Je laissais mon imagination m'emmener dans des contrées lointaines et féeriques, et je m'accrochai au secret espoir qu'un tel monde puisse réellement exister.

Dans mon monde, il ne fallait ni rire ni sourire. Il ne fallait pas danser ni parler trop fort. Il fallait constamment bien se tenir, suivre les règles et ne surtout pas faire de vagues, car il n'y avait que ceux qu'on appelait les « sans âme » qui osaient se comporter ainsi, eux que nous avions banni de nos vies et qui erraient dans les rues, le plus loin possible de nous, sales et miséreux. Eux qu'on chassait à coup de fouet s'il le fallait pourvu qu'ils ne s'approchent pas trop près. Beaucoup affirmaient que faire partie de leur monde était le pire qui puisse nous arriver, et pourtant... Il y avait dans leurs yeux une étincelle qui semblait exprimer bien autre chose que la douleur et la ruine...