«
Juste avant l'oubli »,
Alice Zeniter (280P, J'ai lu).
Franck, infirmier, trentenaire doux et sensible, un petit côté « Jean de la lune », va rejoindre sur une petite île perdue et sauvage des Hébrides (au large de l'Ecosse), sa compagne Emilie, qui y séjourne depuis trois mois. Celle-ci y prépare un séminaire d'universitaires sur la vie et l'oeuvre de Galwin Donnel, (écrivain génial de romans policiers, mondialement connu, et mort sur cette même île dans des conditions troubles - suicide, accident ?…- vingt ans plus tôt), tout en travaillant sa thèse de littérature sur ce même auteur.
Pendant une semaine sur ce bout de rocher isolé face à l'océan, les rencontres se succèdent, les liens se nouent, les caractères se dévoilent, entre communications mégalo-universitaires, égos gonflés, petits palabres et fatuités ridicules.
S'agissant d'une sorte de huis-clos centré sur un maître du polard bizarrement disparu, on se dit que «
Juste avant l'Oubli » va justement tourner en polard à la
Agatha Christie, mais non, il s'agit de bien autre chose (sauf peut-être à la fin où le polard qui n'en est pas un finit presque par se mordre la queue…), c'est plus une sorte de pastiche de roman policier.
La première qualité de cette fiction romanesque d'
Alice Zeniter, c'est une véritable virtuosité dans l'écriture. Tout est mis en forme pour donner de la consistance à l'écrivain disparu, au point que parfois le lecteur se demande si Galwin Donnel n'aurait pas vraiment existé, ou s'il est bien sorti de l'imagination d'
Alice Zéniter. Celle-ci glisse ici ou là dans des notes en bas de pages des remarques de critiques ou d'éditeurs bien réels, les citations extraites des soi-disant romans de feu l'auteur sont bien imaginées. Et quelques-uns des exposés des spécialistes es-Donnel, sont retranscrits dans un jargon parfaitement crédible et réaliste, (y compris dans leurs dimensions parfois narcissiques et auto-suffisantes), on sent qu'
Alice Zeniter (qui a enseigné à la Sorbonne) sait de quoi elle parle quand elle évoque les petits travers de ce milieu.
Pendant ce colloque, Franck, amoureux éperdu de sa belle, se sent décalé, pas à sa place, ce monde là n'est pas le sien, et il va, presque malgré lui, se lier à un homme rugueux, une sorte de gardien, seul habitant à l'année depuis si longtemps de ce bout de terre perdu, et qui a connu l'auteur défunt.
L'intérêt de ce roman tient peu dans l'intrigue en elle-même, que j'ai trouvée dans l'ensemble assez pauvre (malgré quelques jolis rebonds narratifs dans la dernière partie). Mais c'est une écriture extrêmement habile, souvent drôle sans avoir l'air d'y toucher, avec parfois de jolies formules : («Les universitaires continuaient à parler de sujets difficiles en grignotant. Au coin des bouches, les miettes de friands à la saucisse se mêlaient aux citations.» / «Sa tête pesait un bon poids de dégoût.» / «Ils (les universitaires) parlaient en notes de bas de pages sans que la conversation révélât jamais le corps du texte.») Les portraits sont particulièrement réussis (à commencer par celui de Franck, maladroit et émouvant, qui est au coeur du roman). Les mécanismes d'une relation amoureuse, de ce à quoi elle tient, et comment parfois elle peut se déliter facilement, sont aussi décrits de manière très juste.
Même si cet opus n'a pas l'intensité à mes yeux exceptionnelle de «
L'Art de perdre», sorti deux ans plus tard, c'est un bon roman, vite lu, agréable et très bien ficelé.