Naima, lorsqu'elle demande à son père Hamid de « parler » se rend compte de la violence menaçante qu'il y a dans cette demande, celle qui précède les ruptures, surtout lorsqu'en fait elle veut le « faire parler » : encore plus menaçant et que l'on prononce le plus souvent avec un accent allemand.
De quoi veut elle faire parler son père ? de l'Algérie, où il est né et qu'il s'est empressé d'oublier.
Or un oncle lui reproche indirectement d'avoir oublié d'où elle vient. Comment peuvent elles, elle et ses soeurs, avoir oublié un pays où elles n'ont pas vécu, et qu'elles ne connaissent qu'à travers les mythes un peu vieillots, images d'un autre temps dont elle n'est même pas sûre qu'ils recouvrent la vérité due ce qu'y a vécu sa famille.
Puisque le silence a présidé à son éducation, il lui faut avoir recours à la fiction et aux recherches sur internet.
C'est quoi l'Algérie, qu'on lui reproche d'avoir oubliée, mais dont on ne lui a pas donné le souvenir ?
Alice Zeniter, (ou Naima,)dans
l'Art de perdre, analyse les ravages du silence tapi dans les entrailles des familles et , aussi, le « mur des paroles »,le dialogue de sourds, les mots pour ne rien dire, qu'utilise son dernier faux héros , un peintre qui radote et se cache derrière des tirades falsifiées (selon moi).
Le grand père, Ali, géant et pauvre Kabyle, connaît la chance de sa vie quand il sort d'un torrent un pressoir qui lui permet de planter des oliviers et de vendre son huile. Il devient le mâle protecteur du village, celui qui prend les décisions, qui entend se faire respecter, et que nous lecteurs, nous respectons.
Deuxième chance, quand sa jeune femme Yema enfante Hamid, un petit chéri qui, dans l'épicerie de Claude, un français, dit « boujou », et salue la vieille bique dont il ne comprend pas ce qu'elle dit : « auvoi ».
Au delà de la tendresse que nous fait éprouver
Alice Zeniter pour ses héros, Ali, Hamid et Naima, elle nous promène dans les non dits, et les incompréhensions d'une langue à l'autre.
La grand mère Yema, toute tactile et apportant sucre et dattes à chacune de ses visites chez son fils (elle représente l'Algérie du cumin, du gingembre du poivre noir de la muscade et des pâtisseries aux amandes) ne parlera jamais le français, d'où sa peur du pays où elle habite depuis 50 ans. Ali, pourtant le chef du village, sera parqué avec sa famille dans les camps de « transit », appellation trompeuse, ainsi que la volonté affichée du gouvernement français d'intégrer ceux qui se sont battus pour lui. Ils ne sont pas rapatriés, puisque leur patrie réside de l'autre côté de la méditerranée, ils ne sont pas immigrés, puisque leur souci au départ n'est pas économique mais politique, ils ne peuvent s'appeler Français musulmans, beaucoup d'entre eux sont chrétiens, ou athées, ils ne sont pas pieds noirs non plus : à part le mot harki, qui en fait des combattants, aucun mot ne peut les définir. Et ils y resteront parfois 15 ans, derrière les barbelés.
Ils ne seront pas « intégrés » en y restant.
Dans le monde d'avant, en Kabylie, les mots pays, nation, drapeau, ont ils encore un sens quand les menaces se multiplient, lorsque on peut se faire torturer sans raison, et que lorsqu'un villageois réchappe à un enlèvement, c'est qu'il a parlé ?
Mais parlé de quoi ?
La voilà, la racine du silence, parler peut être mortel.
Il faut la plume d'
Alice Zeniter pour nous faire comprendre la complexité de la situation et du racisme par exemple, parfois une escalade entre les mots et les accents pas compris, entre ne pas déchoir et refuser de faire un effort, le doute de savoir si on a raison de demander une bière dans un café, l'acceptation d'Ali qu'on ne la lui donne pas, les dérapages et les incompréhensions, le besoin aussi de vider son sac, de provoquer avec des mots racistes pour voir ce qui va se passer, la révolte d'Hamid et les coups.
Eh oui, entre le père et le fils, un fossé se creuse et pas seulement dans les réactions face au racisme.( je pense à
Freud jugeant son père qui a ramassé son bonnet lancé dans le caniveau au son de « Juif, cède moi la place »et la honte qu'en a retiré le fils). Hamid commence à se demander pourquoi la famille a été obligée de fuir l'Algérie, ce qui a poussé son père a abandonner le pays, et il pose des questions, mais sortir du silence est impossible pour Ali et le dialogue désiré prend l'aspect d'une confrontation. le père imaginaire, royal et tout puissant cède la place au père réel, et d'autant plus critiquable que le fils se politise, manie les concepts du droit des peuples à disposer d'eux mêmes, aux indépendances, toutes les indépendances.
« Comment a-t-il pu penser autrement, lui qui se trouvait du côté des opprimés. Qui dirait, au moment où on lui ouvre la porte de sa prison : non merci, vraiment, merci, mais je crois que je vais rester là ? »
Le silence d'Ali après ses deux guerres n'ont pas la même valeur : dans celle faite après 1939/45, son silence n'a fait que souligner son héroïsme, sa pudeur de guerrier. Mais de la guerre d'Algérie, qui ne s'est jamais appelée guerre, il en est ressorti traitre et son silence n'a fait que souligner la bassesse comme si la honte l'avait privé de mots.
Le silence d'Hamid, lui, vient de son ignorance : il a quitté l ‘Algérie à 8 ans, ne se souvient plus et ne peut surtout expliquer ce que son père ne lui a jamais dit. Ne pas mettre des mots sur les peurs silencieuses n'élimine pas la peur et ses nuits sont hantées de cauchemars. Qu'il veut oublier.
Le silence, c'est aussi l'impossible communication entre deux communautés qui n'ont pas ou plus la même langue. Parce que Hamid, après avoir été l'interprète, l'avocat, le comptable, l'écrivain public et l'assistant social du voisinage, oublie sa langue maternelle et laisse le fossé du silence entre ses parents et lui.
Alice Zeniter nous livre une analyse sur le silence, l'absence, l'oubli du pays où l'on est né, la différence des cultures, en particulier en ce qui concerne les rôles hommes femmes, la primauté du fils ainé, le détrônement triste du patriarche vieillissant et obéissant, enfin la figure de Naima, retournant en Algérie, puis dans le village de ses grands parents, enfin le rôle des musulmans dans la politique des dernières années.
J'ai adoré, souligné presque chaque page, admiré la complexité de chaque situation, ce qui m'a fait à mon tour écarter les lieux communs.