Le Joueur d'échecs est un roman court.
Sa forme brève, presque de la dimension d'une nouvelle, s'expliquerait-elle par une sorte d'empressement, d'impatience de son auteur,
Stefan Zweig, comme s'il lui fallait brusquement se dépêcher d'écrire à l'approche du grand malheur du monde ?
Pourtant il est des textes de quelques dizaines de pages qui peuvent être bien plus intenses dans le poids des phrases, dans la révélation des sens, dans la profondeur abyssale des émotions, qu'un pavé de plusieurs centaines de pages...
Stefan Zweig est un orfèvre en la matière.
Le texte comporte précisément cinquante pages dans l'édition de la Pochothèque, recueil de romans et de nouvelles que j'ai acheté un jour à un étal de livres d'occasion sur un marché de la Rochelle, livre respectant l'ordre chronologique, d'ailleurs
le Joueur d'échecs en est le dernier texte, et pour cause...
Le narrateur nous confie un récit de voyage, nous montons à bord d'un paquebot qui relie New-York à Buenos Aire, douze jours de navigation seront nécessaires pour relier les deux ports. Douze jours pour toucher des doigts l'océan éperdu, le vide et l'ennui, peut-être plus tard l'abîme et le désastre de l'humanité.
Un passager pas comme les autres est présent, Mirko Czentovic, champion mondial du jeu d'échecs...
Dès les premières pages, j'ai retrouvé avec jubilation ce procédé narratif cher à
Stefan Zweig, déjà magnifiquement mis en oeuvre dans
Vingt-quatre heures de la vie d'une femme... et je crois me rappeler aussi dans
Amok ou le fou de Malaisie, où d'ailleurs il était question là encore d'une confidence, un secret révélé comme quelque chose d'essentiel par un passager à un narrateur sur le pont-promenade d'un paquebot.
Voici tout l'art en subtilité de
Stefan Zweig qui nous amène ici au bord de l'enfance de ce Mirko Czentovic, découvrir son histoire, somme toute originale pour ne pas dire touchante, un enfant orphelin fils d'un batelier du Danube, solitaire, mutique, cancre à l'école, recueilli par un curé amateur de parties d'échecs... Ce personnage, qui embarque parmi les autres passagers et que des journalistes bombardent de leurs flashs au moment de l'embarquement, ne manque pas en effet de contrastes : le jeune champion déjà célèbre est certes doué dans sa discipline, mais totalement stupide, borné, rustre, arrogant... En bref, il a tout pour plaire !
Mais est-ce vraiment là que l'auteur veut nous amener... ? Un pas de côté en forme de longue digression et nous voici brusquement saisi au col, entraîné dans les méandres d'une autre histoire bien plus poignante et vertigineuse... Un autre personnage s'invite dans le récit contre toute attente...
Cet homme raconte alors son histoire, sa vie d'avant, son arrestation à Vienne au moment de l'annexion de l'Autriche par Hitler, la Gestapo, l'enfermement dans une chambre dépouillée de tout, le vide et l'ennui comme une torture supplémentaire, un geste furtif inouï lorsqu'il vole un jour un manuel de pratique des échecs dans la veste d'un officier nazi, le couvre-lit dont les images brodées invitent brusquement au territoire d'un échiquier... La suite de son histoire, ce sera son esprit qui s'en emparera.
Livre en trompe-l'oeil, que faut-il voir dans
le Joueur d'échecs ? Un simple huis-clos de la taille du pont-promenade d'un paquebot, ou bien quelque chose de plus vaste, quelque chose qui prendrait l'allure d'un échiquier, soixante-quatre cases, préfiguration d'un monde en lutte, déjà prêt à être emporté dans la barbarie ? Ou bien alors, quelque chose de plus vaste encore qui convoquerait trente-deux personnages supplémentaires en quête d'histoire sur le pont de cet échiquier - pardon de ce paquebot, ou peut-être simplement dans l'esprit d'un homme captif, prêt à tout jusqu'à la folie pour fuir ses geôliers nazis ? Tente-deux personnages, des pions, des cavaliers, des tours, tiens il y a même des fous... Cela fait tout d'un coup beaucoup de monde pour un seul huis-clos... Ou pour un seul cerveau...
Il y a quelque chose dans ce récit qui ne délivre pas immédiatement son sens et je me suis laissé prendre à ce suspense envoûtant... L'art de
Stefan Zweig, c'est l'art du mystère et du rebond.
De simples parties d'échecs pour tuer le temps durant ces douze jours de navigation... et voilà que se dessine peu à peu l'allégorie d'une effroyable barbarie en marche...
Derrière ce drame poignant, comment ne pas penser alors à la propre histoire douloureuse de
Stefan Zweig ? Elle ressemble à la silhouette d'un personnage qui se retirerait avant la fin d'une partie d'échecs, la fin d'une partie dans laquelle celui-ci n'a plus la force d'avancer ses dernières pièces, se retire alors du jeu comme pour sauver son âme à défaut de sauver sa peau, annonce peut-être déjà comme un mauvais présage à venir, une prémonition...
Récit actuel, auteur actuel...
Comme je comprends le nombre de lecteurs, et de jeunes notamment, qui sont aujourd'hui plus que jamais tentés par l'oeuvre de ce très grand auteur qu'est
Stefan Zweig ! On peut lire
le Joueur d'échecs en se détachant du contexte historique de l'époque, on peut lire ce texte aussi avec nos yeux ahuris qui contemplent notre époque, là où parfois encore des tacticiens éprouvés dans leur art, réussissent dans leur dessein - parfois peu scrupuleux - en dépit d'une personnalité stupide, cupide, inculte... tandis que le monde continue de vouloir broyer les rêves des enfants rebelles...
Ah ! Je rêve d'un monde meilleur, à défaut qu'il soit idéal, où nous pourrions anticiper des douzaines de coups à l'avance le malheur qui aurait l'arrogance de venir s'abattre sur ce reste d'humanité fragile.