Citations de Charles Dobzynski (228)
SUR UN LIT…
Sur un lit dur, derrière un mur de planches
On entend des pas comme un chuchotis,
La femme des bois fait bruire les branches,
Sa robe se froisse à longs plis.
Pareils à l’eau d’un lac ses seins ondoient,
Cordes nouées ses nattes sont de chanvre,
Vaste est son ventre, il oscille et se ploie
Au balancement de ses hanches.
Pour celui-là qui lui barre la route,
Homme viril qui saura la saisir,
Sa forme soudain devient frêle et douce,
Sa chair frémit d’attendre le plaisir.
À l’abandon les épaules pesantes,
Ses seins sont brûlants d’un feu germinal
Et sa beauté dévoile, consentante,
Le bois sauvage et le giron natal.
La moisson neuve ayant comblé ses sens
Elle a quitté son complice de chair,
Rêvant déjà retrouver la puissance
D’un autre amant sur les chemins déserts.
Où la terre est de mousse et sont tendres les touffes
Ses enfants furent allaités,
Dans chaque appel que la forêt étouffe
Lui vient l’écho de sa fécondité.
Tombent les plis, s’apaise la rumeur,
La femme des bois retient son élan,
Quelqu’un puissamment en elle demeure
Désir éternel et violent.
//Menahem Boraisha
MONSIEUR HOMME…
Ça va, sans fiançailles,
Sans anneau nuptial,
Que le vin suffise
Et bois à ta guise
Si tu es un homme
Moi je suis ta femme,
Éteins la lumière il fera plus clair
Au feu de ma chair
Pour moi il n’est pas
De loi, de barrière,
Si tu es de fer
Moi je suis la flamme
Moi-même je suis le fer et la flamme
Prête à la tenaille, au chant du marteau,
Moi je suis le fer, toi le forgeron.
C’est ton cœur qui bat
En moi dans mes tempes,
Moi je suis la roue
Toi tu es la jante,
Fixe sur la roue cette jante ardente
Et que l’impair devienne pair
Dans la roue de feu.
//Menahem Boraisha
Une chose qui n’est pas ne peut être…
Seule une chose qui est peut ne pas être.
C’est pourquoi l’on doit dire que
même la chose qui n’est pas, est un peu.
Sans quoi elle ne pourrait certes pas n’être pas.
Chaque chose qui n’est pas, est.
C’est pourquoi il est possible qu’elle ne soit pas.
Mais du fait que chaque chose qui est ne peut pas ne
pas être,
il convient de dire que chaque chose qui n’est pas, est,
et c’est pourquoi, en effet, elle peut ne pas être.
C’est pourquoi elle est.
C’est pourquoi elle n’est pas.
Aïe, quel atroce mal de tête !
//Moshe Nadir
DÉSIR
Cloches, puissances de la nuit,
Cloches comme des chemises
Je suis déjà vieux, je suis
Un aïeul à tête grise.
Boucles comme des oiseaux,
Ô flot des dorures blondes,
Vous êtes venues trop tard
Vous présenter dans la ronde !
Seins pareils à des soleils
Qui sont le souffle des roses –
Mon poème maintenant
Je ne le pense qu’en prose.
Et ni Vénus ni Sapho,
Ni Aphrodite elle-même
Ne peuvent plus enflammer
Le sang qui coule en mes veines.
Mon désir des blondeurs paille,
Du bleu dont l’œil se colore –
Voilà qu’il s’est transformé
En tentation de mort.
Une souffrance assoiffée,
Un feu plus fort que la faim –
Vers la calme, vers la douce,
Vers la fin de toutes fins.
Plus que le mâle désir
Je ressens en moi, puissant,
Le vœu de ne plus sentir
Mon propre corps à présent.
Tout nu, de me dévêtir
De cette plaie qu’est la vie,
Ne plus rien donner au songe
Et ne plus rien lui ravir.
//Moshe Nadir
UNE COMPLAINTE JUIVE
Comme à leur arc rivées
Les cordes sont tendues,
Tirées à se briser
Par des mains inconnues,
Mais sans frémir, muettes,
Comme avant la tempête
Dans les yeux la tristesse
Se calcine, embrasée.
Terrifiant silence
Qu’on ne peut endurer,
Douleur à ne pas dire
Plaie à ne pas montrer,
Comme harpes qui pendent
Muettes sur les branches
Quand dans les doigts se fendent
Les sanglots étranglés.
Pourtant les heures restent
Quand l’océan s’endort,
Que du bleu sourd le presque
Imperceptible accord,
Vers nous, de chaque corde,
Un écho monte alors,
Comme prière il flotte
Comme une voix implore.
Tout s’allège et la peine
Peut alors déposer
Au cœur comme au désert
Un semblant de rosée.
Le réconfort nous berce
Comme longue langueur,
Une complainte juive
Se trempe dans les pleurs.
//David Einhorn
LA SOURIS ET LA ROSE
Une souris
Hors de son nid
Voit une rose épanouie,
Flaire les pétales,
Éternue,
Aussitôt détale.
Ô fi ! Elle crie,
Quelle peur bleue,
Une souris rouge
Qui n’a point de queue !
//Eliezer Steinbarg
LE CORDONNIER
Petit cordonnier dans son atelier
Cloue et recloue au marteau les souliers,
Et plante une pointe, et frappe, et répète.
Alors lui parle la clochette:
– Tête !
Pourquoi tintes-tu, si bête,
Toc, toc, toc et toc, toc, toc, toc…
Sonne clair ! Clair, clair, clair ! Écoute-moi,
Je sais sonner, moi, moi, moi.
Moi j’ai de l’esprit, je suis…
– Tu es fille à tête vide
Avec ta langue stupide,
Lui réplique le marteau,
Toi qui toute la journée
Dans la tête veut sonner
Mais que laisse ton écho ?
Nulle pensée, aucun chant,
Clair, clair, clair, son de néant
Et rien de plus !
Moi je frappe et travaille dur
Car l’enfant s’en va nu-pieds
Et je lui fais des souliers !
//Eliezer Steinbarg
SOUCOUPES DU CIEL
Tu commenças de naître à ton propre destin
Par sa nuit nuptiale, en ta mère adorée,
Étroitesse et touffeur du ventre vénéré
D’où, doré de désir, en ce monde tu vins
Pour aimer la splendeur parfaite de son sein,
Sa tiède plénitude – ô tournesols si tendres,
Soucoupes qui du ciel pour toi semblent descendre
À ta langue portant le nectar le plus fin.
Par le lait maternel tu devins grand et beau.
D’une tête plus haut que ta mère, et plus haut
Que ces filles au bal à ta danse soumises,
Et tu aimes chacune, et te plaît l’éventail
De leur robe attirant l’odeur et le nectar
Des soucoupes du ciel qui te furent promises.
//Many-Leib
Dans la hutte de neige
B
Dans ta neigeuse et limpide pénombre
Hutte de mon enfance en Sibérie,
Naissent des fleurs aux pupilles de l’ombre,
Mercure en fleur qui sans fin refleurit.
Dans les recoins où se meurt la lumière
La lune expire un souffle, un halo bleu,
Mon père est blanc de la pâleur lunaire
Et sur ses mains de silence neigeux.
Il tranche le pain noir, lame aiguisée
Mais charitable. Et bleuissent ses traits
Moi, par ma pensée neuve et divisée,
Je trempe de sel, père, ton pain frais.
//Avrom Sutzkever (15/07/1913 – 20/01/2010)
Pelisse de feu
Les prés – de blanc éblouissant métal.
Les arbres – tous fondus dans le moule rocheux.
Ne sait où tomber la neige en pétales,
Le soleil vêt sa pelisse de feu.
L’artiste gel, comme une vitre,
De son pinceau de diamant sur mon front
Peint légendes de neige aux couleurs vives,
Sa signature est un vol de pigeon.
S’éteint en moi le soleil qui brûlait.
On ne voit plus, de feu, que sa pelisse
Sur une longue branche. Et moi – muet,
Veux m’en vêtir avant qu’il ne s’éclipse.
//Avrom Sutzkever (15/07/1913 – 20/01/2010)
Sobibor Auschwitz Treblinka
jalonnent ma carte routière
ruines d'un faux empire Inca,
mon peuple épars des cimetières.
[...]
La Pologne est cette péniche
qu'abandonnèrent les haleurs
le fantôme du monde yiddish
qui hante les lieux du malheur.
Le racisme et sa croix damnée
émergent encore
pour vomir et pour profaner.
Lorsque explose soudain sa bombe
en des lieux casher
et quand sa nuit tague une bombe.
Dans l'âtre même du tragique
le rire est torréfaction
pour le grain noir de la logique.
Le rire soit la règle d'or
sésame-ouvre-toi nécessaire
à la grotte aux voleurs du sort.
La mort juive reste un fantôme
qui vient nous hanter
en incrustant en nous le psaume
de sa singularité.
Il y a parmi tant de morts
une mort juive
inscrite au livre des records.
Mort sans nom mais mort plurielle
par l'homme conçue
en métastase industrielle.
La mort d'un coup nous désamarre
l'imposture est le tsunami
d'un monde en voie de cauchemar.
Ta propre image est l'ennemi.
[...]
Pour certains j'étais la vermine
l'exclu sans crainte à piétiner
celui qu'un décret détermine
en tant que sous-homme ou damné.
Je n'ai pas vécu les pogromes
dont se souvinrent mes aïeux
vivre libre fut mon arôme
vivre autrement mon camaïeu.
L'insulte tient lieu d'habitacle
le "sale juif" de graffiti
de l'immondice fut le tacle.
Être juif vous change en yéti.
[...]
Parmi les morts parmi les mythes
j'errai recherchant un abri
contre un crachat antisémite
parmi les ruines de l'esprit.
Tout Juif est homme d'écriture
yiddish ladino ou hébreu
un livre est dans son ossature
la lumière qui veille en creux.
Tout Juif est une mosaïque
de mémoire et de passions
la grande saga judaïque
ne peut se clore en nation.
La lune se peint en méandres
et parfois sort de son hublot
quel passé couve sous la cendre ?
Un monde éclôt.