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Citations de Charles-Ferdinand Ramuz (534)


C'était le dimanche matin. Qu'est-ce qu'on voit ici en hiver ? on ne voit rien. Le jour était quelque chose de gris et de vague qui se détortillait lentement hors de la nuit de l'autre côté des nuées comme derrière un carreau dépoli.
Qu'est-ce qu'on entend ? rien du tout. Même pas le bruit des pas à cause de la neige, même pas le bruit du vent, parce qu'il n'y a toujours point de vent. De temps en temps une voix, quelquefois un enfant qui pleure, pas un oiseau, pas même la fontaine, parce qu'elle coule dans un chéneau de bois pour éviter qu'elle ne se prenne peu à peu dans la glace, comme il arrive, si on laisse couler librement à l'air.
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Cependant on voyait Brigitte aller, tous les matins, ramasser du bois mort dans un bosquet de mélèzes qui était un peu au-dessus du village. Elle s'était ouvert ainsi, avec ses souliers bien trop grands pour elle, un petit chemin dans la neige ; et, comme elle faisait chaque jour plusieurs voyages, il se trouvait que le chemin durait, pareil à un bout de faux fil qu'on aurait oublié sur un drap de ménage.
Et ainsi le trajet était facile de chez elle jusque dans le bois ; mais c'était sous les mélèzes que commençaient les complications, à cause que les branches mortes se trouvaient prises dans la neige gelée, d'où généralement elles ne sortaient que par le bout ; de sorte qu'il lui fallait creuser tout autour avec ses mains.
On avait commencé par se moquer d'elle :
«Qu'est-ce que vous faites ? Vous manquez de bois ?
— Que non, disait-elle.
— Alors ? disait-on.
— C'est pour le cas où le soleil ne reviendrait pas.»
Toute courbée devant vous sous le poids de son fagot, sa jupe noire frottée d'une espèce de poussière grise, sa figure devenue toute jaune avec des taches de café sur le fond de la pente blanc :
«Et, continuait-elle, bien sûr que j'avais comme toujours ma provision pour jusqu'au printemps, mais s'il n'y a point de printemps, si au lieu de faire plus clair à ce moment-là il se met à faire nuit, si au lieu que la chaleur vienne le froid augmente... Il faut prendre ses précautions.»
Les femmes commençaient à être inquiètes :
«Voyons, est-ce vrai ? Voyons, disaient-elles, est-ce que c'est possible, des choses comme ça ?
— Il a dit que la terre peut parfaitement se mettre à pencher de côté parce qu'elle est en l'air.
— En l'air ?
— Oui, en l'air, supportée par rien, une boule qui tourne en l'air et pas fixe ; et, si on ne la voit pas bouger, nous autres, c'est seulement qu'on bouge avec... Alors, vous comprenez, rien qu'un coup de pouce...
— Comment savez-vous ça ?
— C'est Anzévui qui me l'a dit. Attendez, disait-elle, que j'aille poser mon fagot...»
Elle entrait chez elle, puis reparaissait, parce qu'elle aimait à causer ; il y avait toujours ce même ciel bas, immobile et sombre, sous lequel à présent beaucoup de femmes l'entouraient.
«Il ne parle plus guère, disait Brigitte, mais des fois il parle. Il tourne les pages de son livre, ça fait du bruit. Il est sous ses plantes devant son feu, oh ! disait-elle, c'est qu'il ne va pas tant bien, il s'affaiblit tous les jours un peu plus, il peut à peine se déplacer. Il va de son lit à son fauteuil et de son fauteuil à son lit. Il m'a dit : “Je ne durerai pas plus que le soleil. Quand ce sera sa fin, ce sera la mienne... Vous me trouverez mort en bas et, lui, vous le chercherez dans le ciel, mais il ne bougera pas davantage que moi.” Et je lui ai dit : “Quand est-ce que ce sera ?” et, lui, il m'a dit : “Attendez !” Vous comprenez, il recommence tout le temps ses calculs, avec un bout de crayon sur un bout de papier... Il dit que c'est là le difficile, il m'a dit que ça allait faire encore quinze semaines ; alors, moi, chaque dimanche, j'enfonce un clou et j'en ai déjà planté sept... Et moi, disait-elle, j'ai allumé ma lampe à huile, parce que j'ai encore toute une bonbonne d'huile de colza, pour qu'au cas où la nuit viendrait subitement, j'aie du moins ma lumière à moi.»
Elle avait fait comme elle disait. On voyait toutes les nuits la fenêtre de sa cuisine être éclairée, et toute la nuit elle était éclairée, puis le jour venait, mais elle ne s'éteignait pas. Tout le jour, elle continuait à luire avec persévérance dans la façade de bois noir, où elle continuait à être vue, tellement le jour était sombre, tandis que Brigitte tirait à elle un tabouret.
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Alors les larmes s'étaient mises à couler des yeux du vieux Métrailler, bien qu'il les gardât grands ouverts, et il ne faisait pas bouger ses paupières d'où l'eau suintait, avec difficulté, comme la résine de l'arbre.
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« J'ai trop aimé le monde ; je vois bien que je l'ai trop aimé. A présent qu'il va s'en aller. Je me suis trop attaché à lui, comme je vois, à présent qu'il se détache de moi. Je l'ai aimé tout entier, malgré lui. Je l'ai aimé malgré ses imperfections, tout entier, - à cause de ses imperfections, ayant vu que c'était par elles seulement que la perfection existait ; et il était bon parce que mauvais. »
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Je sentais monter en moi quelque chose de drôle, en même temps que j’avais froid : comme si j’avais été supprimé de dessus la terre, comme si j’étais hors du monde. J’étais seul avec moi-même, comme il arrive à l’heure de la mort […] comme si je n’avais jamais été attaché à rien .
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On sent bien que la peine qu’on se donne ne nous rapportera pas un sou, et que les beaux messieurs et les belles dames qui passent sur la route en automobile n’auront pas un regard pour nous : peu importe, la vigne, c’est comme un enfant qu’on aurait : on a beau se dire qu’il va mourrir, on ne l’abandonne pas.
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Ils étaient assis l'un à côté de l'autre dans le bois du Tabousset ; il faisait dimanche ; il faisait silence ; des nuages comme des navires se balançaient dans le grand bleu du ciel. Il tenait cette main ; il sentait, lui aussi, qu'il n'avait plus qu'à se taire. Les mots qu'ils avaient laissés échapper s'étaient fondus dans le silence : le silence parlait pour eux, le silence disait mieux qu'eux tout se qu'ils avaient à se dire.
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Comme il accourait, elle lui tendit son bras. Elle s'était égratignée à des épines, et sur la fine peau une goutte de sang perlait ; il mit un long baiser dessus. Et il vit que l'espoir ne l'avait pas trompé. Subitement changée, elle s'appuya contre lui. Elle le regardait et ses yeux étaient purs. Ils allèrent ensemble, il l'avait prise par le bras. Lentement ils allèrent, et ils n'avaient plus qu'un désir : aller ainsi longtemps, toujours. Au hasard des sentiers, ils arrivèrent à une terrasse d'où on domine la Seine, et au loin Paris étalé. Il y avait un banc, ils s'y assirent côte à côte. De nouveau ils ne parlaient plus ; mais comme c'était un autre silence ! Quand il n'y a plus qu'une chose à dire, auprès de quoi toutes les autres semblent pauvres et ridicules : et cette seule chose à dire, elle n'a même plus besoin d'être dite.
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Mais Jean-Luc continua de veiller, car ses pensées étaient à présent nettes en lui et nette sa résolution. Il se dit : " Elle m'a trompé déjà une fois, aujourd'hui c'est la seconde. J'ai été lâche, est-ce que je serai lâche à nouveau ? Il se répondit : " NON ! " et un pli se creusait entre ses deux yeux, car il avait honte de lui.
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Quelque fois, quand le soir ramenait la fraîcheur, il s'en allait sur le chemin de Fringes, qui file à plat contre la pente, et est tout bordé d'églantiers et de buissons à grappes blanches. Il allait là, portant l'enfant, et lui parlait.
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Et sa douleur revenait. Et un soir encore ce fut la musique au village. Aline était assise près du berceau. On dansait à l'auberge, et ses souvenirs l'entraînèrent en arrière jusque sous le grand poirier. Et une autre fois qu'elle fouillait dans un tiroir, ce furent les boucles d'oreilles que Julien lui avait données dans le petit bois au commencement de l'été. La boîte de carton avec les petits personnages peints dessus était encore enveloppée de son papier de soie. Les grains de corail ressemblaient à deux gouttes de sang pale. C'était tout ce qui restait de son amour, avec l'enfant. Elle se dit: « Et lui où est-il? Ah! il ne pense plus à moi. » Les larmes lui vinrent aux yeux et elle se moucha sans bruit.
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Là où il n'y a plus rien, là où il n'y a plus personne, là où il n'y a plus d'arbres, ni de buissons, ni même d'herbe, rien qui soit en vie, sauf quelques mousses rouges et jaunes qui font comme de la peinture sur la roche, à certaines places ; - et une pierre roulait, puis Joseph avance le pied, cherchant un appui sûr pour le tranchant de la semelle. Déjà, si on avait pu le voir, il n'aurait pas été plus gros qu'un point, vu du bas du glacier, puis il n'aurait plus été vu du tout, et il aurait été comme s'il n'était pas... On ne sait toujours pas où il va. C'était une levée de rocs noirs d'humidité et frangée de blanc dans le haut, et toujours personne. Personne ne semble être venu ici depuis le commencement de la terre et n'y avoir jamais rien dérangé, sauf qu'à présent un homme continuait d'écrire les preuves de son existence, comme quand on met des lettres l'une à côté de l'autre, pour une phrase, puis encore une phrase, dérangeant ainsi le premier la belle page blanche par ces traces qui se voyaient de loin. Où est-ce qu'il va ? De nouveau, on se demandait :"Où est-ce qu'il peut bien aller ?" car il ne semblait pas qu'il pût y avoir sur ce point aucun passage, pourtant Joseph allait toujours. Et, un instant après, en effet, on a compris ; il n'y a eu qu'à prolonger de l’œil la ligne déjà tracée par Joseph pour qu'on la vit venir se heurter à la partie d'en bas d'une sorte de long et étroit couloir rempli de neige, aboutissant dans le haut à une entaille carrée : une fenêtre, tout à fait une fenêtre par la forme, avec une vitre de ciel, et on l'appelle la Fenêtre du Chamois. C'était là-haut, entre deux dents, et le couloir qui y menait montait directement, mis debout avec sa blancheur contre la paroi, comme une échelle. Le Pas du Chamois, c'est le nom qu'il a, et en haut du pas est la Fenêtre du Chamois, qui est le nom qu'on lui donne ; qui est le nom qui lui a été donné par les quelques-uns du moins qui s'y sont risqués, des chasseurs ; - et on tourne par là la chaîne sans trop de peine, ni de détours.

Ils mettent le fusil au travers de leur dos, car ils ont besoin de se servir des mains et des pieds ; ils ont un sac avec leurs provisions dedans, ils ont des jambières de cuir ; - maintenant c'est le tour de Joseph, mais lui sans sac, ni jambières, ni fusil ; en habits du dimanche, un bâton à la main. Ils ont un cornet pour s'appeler en cas de besoin, ils sont plusieurs ; - lui était seul, n'ayant pas de cornet, n'ayant personne à appeler, marchant dans la neige pâle et dans l'espèce d'ombre que l'arête d'ardoise portait en avant d'elle...
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Le silence... Le silence de la haute montagne. Le silence de ces déserts d'homme. Où l'homme n'apparaît que temporairement. Alors, pour un peu que par hasard il soit silencieux lui-même... On a beau prêter l'oreille, on entend seulement que l'on entend rien.
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C'est un tout petit cimetière, il est fait seulement pour les gens du village ; ils sont ensemble pendant la vie, ils sont ensemble après la mort.
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« Bientôt les vents de mars s’élancèrent d’au-delà les montagnes, bondissant par-dessus le lac qu’ils ont remué en passant. Alourdis d’eau, ils vinrent heurter les nuages dans un grand choc qui fendit le ciel; le ciel croula avec un grand bruit. Le soleil éclata, les primevères fleurirent. Il y a comme une voix qui encourage à vivre à cet endroit de l’année. Elle est dans l’oiseau qui crie, dans le jour, dans les bourgeons qui se gonflent. Le printemps saute sur un pied par les chemins. On voit les vieux qui viennent sur le pas de leur porte, ils hument l’air comme un qui a soif, ils font trois pas dans le jardin. »
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Pourtant, elle était bien jolie et faisait plaisir quand elle passait. Forte de la gorge et des hanches, grande, souple et rose de teint, avec des joues bien dures et la bouche luisante comme un galet mouillé, il lui suffisait de paraître pour que tous les garçons lui courussent après ; elle n'avait pas l'air de s'en apercevoir.
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Quand Aline vit son malheur, elle n'y voulut pas croire. C'est ainsi que les petites filles qui ont peur de la nuit se cachent sous les couvertures. Elle s'était accrochée à tous les petits espoirs qu'il y avait sous sa main ; ils avaient cassé l'un après l'autre comme des branches sèches. On n'a pas même le temps de bien s'aimer ; le temps de s'aimer est comme un éclair...

 À la fontaine, les laveuses lavaient le linge. Elles frottaient des deux mains sur la planche lisse, le savon faisait sa mousse, et l'eau était bleue et douce d'odeur. On a beaucoup d'ouvrage le matin. Une femme s'en revenait de la boutique avec une livre de sucre. Une autre balayait devant sa porte. Une grande fille menait un bébé par la main. On entendait le menuisier raboter dans sa boutique. Il faisait un petit temps gris un peu frais, et il soufflait un rien de bise. Le ciel avait des nuages blancs tout ronds qui se touchaient comme les pavés devant les écuries. Les vaches dans les champs branlaient leurs sonnailles de tous les côtés.

   Et une des laveuses, dit en rinçant le linge :
   - C'est le treize aujourd'hui.
   - Non, dit une autre, c'est le quatorze.
   - Tant mieux
   - Moi, reprit une troisième, moi je vous dis que c'est le treize.
   À ce moment Aline passa. Elles s'arrêtèrent toutes de causer.
   Julien coupait du bois près de la porte de la grange, derrière la maison. Des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. À gauche, le verger rejoignait la campagne. On voyait par le trou des branches les pommes rouges d'un pommier tardif. Les autres n'avaient plus de fruits et presque plus de feuilles. Julien travaillait sans se presser, étant chez lui. Il avait ôté son gilet, parce que le mouvement donne chaud. Sa hache montait et retombait ; à chaque coup, il fendait une bûche. Et, quand Aline arriva, il resta une bonne minute comme il était, sa hache à la main.
   Un pigeon s'envola au-dessus de leurs têtes. Julien ouvrit la bouche comme pour parler, mais il ne dit rien. Elle non plus ne dit rien au commencement, mais ensuite les paroles lui vinrent aux lèvres comme l'eau dans une pompe ; elles jaillirent toutes à la fois.
   Tu ne sais pas, dit-elle, je voudrais bien que non... seulement... oui, c'est la vérité. Je n'étais pas sûre... C'est la première fois... Et puis il a bien fallu, n'est-ce pas ? Et puisque c'est toi, il valait mieux que je te dise tout de suite...
   Elle parlait en tâtonnant avec ses mots comme une aveugle avec ses mains. Elle tordait entre ses doigts les attaches de son tablier. Elle avait les pommettes rouges comme deux petits feux allumés. Elle avait un corsage de toile bleue, une vieille jupe brune.
   Julien dit :
   - Quoi ?
   Elle montra son ventre.
   Un second pigeon s'envola, Julien dit :
   - Charrette !
   Son coup s'enfonça dans sa nuque ; il avança la tête, comme un bélier qui va corner ; il se retint pourtant, pensant qu'Aline mentait peut-être ; il dit encore :
   - Tu es folle !
   Elle ne répondit pas.
   Il dit :
   - En es-tu sûre ?
   - Oh !  oui.
   - Sûre ? Sûre ?
   - Oh ! oui.
   Alors, il avança de nouveau la tête, et dit : 
   - Eh bien, tu n'es qu'une grosse bête ; ça ne ma regarde plus.
   Et, jetant sa hache, il s'en alla...
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Je voyais que le malheur est comme un acide qui ronge en dedans, jusqu'à ce qu'il ne reste plus de nous qu'une espèce de coquille.
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De sorte qu'il y a un grand malentendu dans le monde, dont l'intellectuel est quand même responsable, parce que c'est lui qui devrait «comprendre», c'est-à-dire contenir en lui plus de choses et qu'il ne contient que lui-même, faute d'en être sorti.
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L'histoire, qui est la vie collective, qui n'est donc que l'expression d'une multitude de vies particulières, faites de besoins, de désirs, d'appétits, de passions.
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