Citations de Erri De Luca (3015)
Je le dis sincèrement que je n'ai pas peur de me faire mal. Ça m'est égal. Mon corps ne m'intéresse pas et il ne me plaît pas. C'est celui d'un enfant que je ne suis plus. Je le sais depuis un an, je grandis et mon corps non. Il reste en arrière. Et donc peu importe qu'il se casse.
Avec notre acte de naissance, on hérite de l'immense temps
précédent imprimé dans notre squelette.
Au bord du sommeil, je me détachais de mon corps, je m'écroulais dans le vide, tandis que lui se mettait à réparer mes fibres, recoudre mes blessures, ratisser mes énergies
pour le lendemain.
C'était un atelier de réparation.
Cette ville* qui fut Europe est la tienne. Moi, j'ai été un passant, un chauffeur de camion qui a vidé son chargement un peu ici, un peu ailleurs. Je suis d'un Sud qui n'existe plus et dans l'Orient de Mostar j'ai vu l'enfance des guerres, l'angoisse de piétiner les vieux et d'offenser les mères. Si tu es capable de ne pas haïr, le siècle prochain débutera par toi, (...)
* Mostar
La peur est utile. C'est d'ailleurs une forme de respect et même de révérence due à l'immensité du lieu qu'on traverse. La crainte est le préliminaire de la concentration; Elle n'entrave pas les mouvements, elle en augmente la précision.
Le tord du soldat est la défaite. La victoire justifie tout.
Les livres devraient rester sans surveillance dans les endroits publics pour se déplacer avec les passants qui les emporteraient un moment avec eux, puis ils devraient mourir comme eux, usés par les malheurs, contaminés, noyés en tombant d’un pont avec les suicidés, fourrés dans un poêle l’hiver, déchirés par les enfants pour en faire des petits bateaux, bref ils devraient mourir n’importe comment sauf d’ennui et de propriété privée, condamnés à vie à l’étagère.
Dans ma vie, je me suis battu pour une égalité, pour une liberté, mais la fraternité ne peut se conquérir. C'est un don, elle vient à l'improviste (...) Mais elle existe, elle a existé. Je l'ai goûtée. (p.133)
Les places regorgent de statues et de monuments érigés en mémoire d'hommes courageux. Ils sont encombrants, beaucoup d'entre eux seraient volontiers descendus de leur piédestal pour vivre encore un peu. (p. 135)
Pour les vies opprimées, la politesse, le respect étaient aussi vitaux que la nourriture. (p. 39)
Quand ils deviennent un peuple, les gens sont impressionnants.
Nicola m'a enseigné la mer sans dire : on fait comme ça. Il faisait comme ça et comme ça c'était bien, non seulement précis mais beau à voir, sans hâte. Le comme ça de Nicola avait l'allure des vagues, ses gestes faisaient une rime que j'apprenais à saisir.
Elle entend mes bourdonnements intérieurs, je ne réagis pas, je n'ai pas une seule phrase à lui cacher. Et puis ce doit être bien incommode d'écouter les pensées, de se remplir du vacarme des autres même lorsqu'ils se taisent. Il est bien dur de savoir que quelqu'un pense à autre chose pendant que tu lui parles.
p. 87
"Tu m'écoutes ou tu me regardes ? "
Je ne sais pas comment ces mots m'échappèrent: "Je peux choisir?" Elle sourit. Parti des coins de sa bouche, son sourire gagna le reste de son visage et descendit le long de son corps jusqu'à ses pieds, qui sourirent eux-aussi.(p.91)
La terre a un désir de hauteur, de ciel. Elle pousse les continents à la collision pour dresser des crêtes.
Elle se frotte autour des racines pour se répandre dans l'air par le bois.
Et si elle est faite de désert, elle s'élève en poussière. La poussière est une voile, elle émigre, elle franchit la mer. Le sirocco l'apporte d'Afrique, elle vole des épices aux marchés et en assaisonne la pluie.
Je parle avec Rafaniello, aujourd'hui nous avons le temps, je lui demande si son pays ne lui manque pas. Son pays n'existe plus, il n'y est resté ni vivants ni morts, on les a fait disparaître tous ensemble : "Je ne sens pas le manque, dit-il, mais la présence. Dans mes pensées ou quand je chante, quand je répare un soulier, je sens la présence de mon pays. Il vient souvent me trouver, maintenant qu'il n'a plus une place à lui. Dans le cri du marchand d'eau qui monte avec son charreton à Montedidio pour vendre de l'eau sulfureuse dans des pots de terre cuite, de sa voix aussi me parviennent quelques syllabes de mon pays." Il se tait un moment, ses petits clous dans la bouche et la tête penchée sur une semelle. Il voit que je suis resté à côté et il continue : "Quand tu es pris de nostalgie, ce n'est pas un manque, c'est une présence, c'est une visite, des personnes, des pays arrivent de loin et te tiennent un peu compagnie." Alors don Rafaniè, les fois où il me vient la pensée d'un manque, je dois l'appeler présence ? "C'est ça, et à chaque manque, tu souhaites la bienvenue, tu lui fais bon accueil." Alors quand vous vous serez envolé, je ne dois pas sentir votre manque, moi ? "Non, dit-il, quand il t'arrive de penser à moi, moi je suis présent." J'écris sur le rouleau les paroles de Rafaniello qui ont mis le manque sens dessus dessous et il est mieux comme ça maintenant. Lui, avec les pensées, il fait comme avec les chaussures, il les retourne sur sa caisse et les répare.
La révolte n’était pas seulement politique : il n’était pas seulement question du funeste et détestable Viêt Nam où était anéanti pour rien un pourcentage énorme de la jeunesse américaine, prise et envoyée crever et s’aigrir dans les marécages du Mékong.
Le sifflement général que (Bob) Dylan soufflait dans son harmonica, comme un chef de gare sur le quai, n’était pas seulement politique : parce qu’il refusait les pouvoirs, les adultes et leur droit. Il sabotait leur monde, de la façon de faire l’amour à celle de jouir d’ une victoire olympique, en montrant le point fermé des Panthères Noires, tandis que retentissait l’hymne national, Mexico, remise du prix du 200 mètres, Smith et Carlos, octobre 1968. Le troisième sur le podium, Peter Norman, un Blanc, portait un badge de solidarité avec les deux premiers.
Il m’a cité un vers de Racine que je connais bien, à propos de la vengeance. Il essaie de m’impressionner avec sa culture parce qu’il sait que je ne suis pas allé à l’université. Mais j’ai sûrement lu plus que lui.
Le magistrat qui m'interroge a la moitié de mon âge, il ignore tout de la montagne et des histoires des années révolutionnaires. C'est moi qui devrais l'interroger.
Il n'est jamais allé en montagne et il essaie de comprendre ce que je vais y faire.
Je lui ai répondu qu'on y va pour rien qui sert à quelque chose. Car l'inutile est beau. Je sais que ce n'est pas une explication, mais avant de poser une question sur un sujet on devrait savoir de quoi on parle. Je ne demande pas à un pilote ce que c'est de voler, si je n'ai jamais pris l'avion.
Un livre d’un alpiniste français a pour titre Les conquérants de l’inutile. Inutile : cet adjectif a une valeur pour moi. Dans la vie économique où tout repose sur la partie double donner/avoir, sur le profit et l’utile, aller en montagne, grimper, escalader, est un effort béni par l’inutile. Il n’est pas utile et ne cherche pas à l’être.
"Les hommes que j'ai connus au cours de ces deux années étaient différents, chacun s'adaptait ou se brisait selon sa nature. Dans les privations plus que dans les libertés on peut juger de l'immense variété des êtres humains. En chacun d'eux j'ai trouvé beaucoup de bon, me rendant compte que n'importe qui, par un geste de sympathie, pouvait le susciter. C'est étrange, mais c'est ainsi : le plus souvent notre meilleur côté ne dépend pas de nous, il est confié à l'initiative d'un inconnu qui vient le réveiller par hasard."