José Saramago

J’ai connu ainsi une forme de peur dont j’ignorais jusque-là l’existence : la peur de la victime choisie, condamnée sans jugement, la peur de l’accusé né pour être coupable.

Des indolents, disent les tribus du Nord, mépris facile, arrogance d’une caste qui n’a jamais eu à travailler avec un pareil soleil sur l’échine.

...il y avait des millions, oui, des millions de gens qui ne comprenaient rien à ce qui se passait, ou n’en avaient qu’une vague idée formée de quelques mots dont ils n’avaient saisi le sens qu’à demi, et encore, et ce de façon si douteuse qu’il n’y avait pas grande différence entre ce que l’un croyait savoir et ce que l’autre ignorait.

Nous connaissons le cas de dignes citoyennes et de dignes citoyens qui, s'étant acquittés avec un scrupule vétilleux de leur devoir d'électeurs en votant pour l'un des quelconques partis légalement constitués formant le cadre des options politiques et idéologiques dans laquelle la société se reconnaît de façon consensuelle, voient à présent leur liberté de mouvement entravée à cause d'une majorité insolite de fauteurs de trouble dont la seule caractéristique selon certains est de ne pas savoir ce qu'ils veulent…

Avec le temps et avec de la patience, tous finiront par aboutir ici, car si l'on réfléchit bien, le Conservatoire général n'est qu'un affluent du cimetière général. Inutile de dire que traiter le Conservatoire d'affluent est une insulte pour ce dernier. Malgré les rivalités, malgré cette émulation professionnelle, les relations entre les employés du Conservatoire et ceux du Cimetière sont franchement amicales et de respect mutuel, car finalement, par-delà la collaboration institutionnelle découlant d'une analogie de forme et d'une correspondance objective entre leurs statuts respectifs, ils savent très bien qu'ils piochent tous aux deux extrémités de la même vigne, laquelle a pour nom vie et se situe entre deux néants.

Il ouvrit l'armoire des imprimés, en sortit un de chaque modèle et rentra chez lui, laissant la porte de communication ouverte. Puis il s'assit et d'une main encore tremblante il se mit à recopier sur les imprimés les données identificatrices de l'évêque, le nom au grand complet, sans omettre le moindre patronyme, la moindre particule, la date et le lieu de naissance, les noms des parents, les noms des parrains, le nom du curé qui le baptisa, le nom de l'employé du Conservatoire général qui l'enregistra, tous les noms. Quand il arriva au bout de ce bref travail il était épuisé, ses mains étaient en sueur, son dos était parcouru de frissons, il avait parfaitement conscience d'avoir commis un péché contre l'esprit de ce corps de la fonction publique, en fait rien ne fatigue plus que de devoir lutter non pas avec son propre esprit mais avec une abstraction.

nier Dieu est à la portée de tous, polémiquer avec les religions remet en cause les structures sociales.

Je crois qu'il y a des situations dans la vie o* nous devons nous laisser emporter par le courant des événements, comme si les forces pour lui résister nous manquaient, mais soudain nous nous rendons compte que le fleuve nous est devenu favorable, personne d'autre ne s'en est aperçu, seulement nous, un spectateur pensera que nous sommes sur le point de faire naufrage, or jamais notre navigation n'a été aussi ferme.

Tais-toi, l'interrompit Dieu avec impatience, le péché et le Diable sont les deux noms d'une même chose, Quelle chose, demanda Jésus, L'absence de moi, Et à quoi l'absence de toi est-elle due, au fait que tu te sois retiré ou qu'on se soit retiré de toi, Je ne me retire jamais, Mais tu consens qu'on t'abandonne, Celui qui m'abandonne me cherche, Et s'il ne te trouve pas, la faute, on le sait, en incombe au Diable, Non, de cela il n'est pas coupable, la faute me revient à moi qui ne réussis pas à me rendre là où l'on me cherche ...

J'attends, Quoi, demanda Dieu, comme s'il était distrait, Que tu me dises combien de morts et de souffrances va coûter ta victoire sur les autres dieux, avec combien de souffrances et de morts seront payés les combats qu'en ton nom et en mon nom se livreront les uns contre les autres hommes qui croiront en nous, Tu insistes pour le savoir, J'insiste, Fort bien, l'assemblée dont je t'ai parlé sera édifiée, mais pour être fermes ses fondations devront être creusées dans de la chair, et sa base devra être composée d'un ciment fait de renoncement, de larmes, de douleurs, de tortures, de toutes les morts imaginables aujourd'hui et aussi d'autres morts que l'on ne connaîtra qu'à l'avenir

Je suis ta bouche et tes oreilles, répondit Marie de Magdala, ce que tu me diras, tu le diras à toi-même, je suis seulement celle qui est en toi.

Jésus serra l'agneau contre sa poitrine, il ne comprend pas pourquoi Dieu n'accepte pas que sur son autel on répande une louche de lait, suc de l'existence qui passe d'un être à un autre, ou qu'on y éparpille avec le geste auguste du semeur une poignée de froment, matière constitutive entre toutes du pain immortel.

A l'heure de la mort les hommes ont toujours trois ans.

Et Jésus pourra dire alors à son géniteur, Père, tu n'as pas à porter toute la faute, et dans le secret de son cœur peut-être osera-t-il demander, Quand donc arrivera, Seigneur, le jour où tu viendras à nous pour reconnaître tes erreurs devant les hommes?

... il y avait en Israël huit cent mille hommes de guerre qui maniaient l'épée et en Juda cinq cent mille. On sait toutefois que Dieu n'aime pas que l'on compte à sa place, surtout pas ce peuple qui, étant sien parce qu'il l'a choisi, ne pourra jamais avoir d'autre seigneur et maître, surtout pas Roma, qui est gouvernée comme nous le savons par de faux dieux et des hommes faux, d'abord parce que ces dieux n'existent pas, ensuite parce que ayant malgré tout une certaine existence en tant que cibles d'un cultes sans objet réel, c'est la vanité même du culte qui apporte la preuve de la fausseté des hommes.

Quel est votre nom, Les aveugles n'ont pas besoin de nom, je suis cette voix qui a été donnée en partage, le reste n'est pas important.

Sans que quiconque s'en soit aperçu, l'enfant avait déjà déployé des vrilles et des racines, la graine fragile que j'étais alors avait eu le temps de fouler l'argile du sol de ses pieds minuscules et mal assurés pour recevoir la marque indélébile et originelle de la terre, ce fond mouvant de l'immense océan d'air, cette boue tantôt sèche, tantôt humide, composée de déchets végétaux et animaux, de tous les détritus qui puissent exister, de roches broyées, pulvérisées, de substance multiples et kaléidoscopiques qui passèrent par la vie et à la vie retournèrent, comme reviennent les soleils et les lunes, les crues et les sécheresses, les froids et les chaleurs, les vents et les bonaces, les douleurs et les joies, les êtres et le néant. J'étais le seul à savoir, sans en avoir conscience, que dans les feuillets illisibles du destin et dans les méandres aveugles du hasard il était écrit je devrais encore retourner à Azinhaga pour finir de naître.

Il est des situations où laisser les choses comme elles sont est la pire des solutions, cela ne fait que leur donner davantage de force. (p 233)

...puis avec un geste fatigué il démarra et rentra chez lui où, patiente et sûre de son pouvoir, la solitude l'attendait. (p.153)

...une des formes secondaires de l'aveuglement de l'esprit est justement la stupidité.(p.139)