Citations de Roger-Pol Droit (345)
Nos philosophes du bonheur endossent leurs habits de prêtres, ajustent leurs étoles. Ils expliquent, par A plus B, à qui le veut, comment être heureux, tout le temps et partout : « Voici comment tu peux connaître le bonheur dans ton travail et tes loisirs, dans ta cuisine, ta salle de bains, ton bureau, ta chambre à coucher, dans ta voiture et tes vacances... Voici comment tu seras toujours dans l’épanouissement, la plénitude, la joie, la béatitude. Enfin, ta vie aura un sens ! »
Quand une vie demande comment parvenir à être heureuse, quand elle s’enquiert d’une méthode pour y arriver, elle est déjà malade, détraquée, donc en un sens plus ou moins méprisable, sinon abjecte. Si pareille détresse s’exprime, la chose la plus urgente à faire est de ne pas répondre. Elle veut savoir comment être heureuse, cette vie détraquée ? Ne surtout pas l’aider !
Je suis convaincu que quiconque se prétend philosophe, ou cherche à le devenir, doit s’interdire pareille attitude, ne jamais se permettre, pour rien au monde, semblables propos, fuir comme la peste ce genre de programme. Car ils infantilisent celui qui les tient tout autant que celui qui les reçoit.
C’est faire offense au bonheur, offense à la vie, offense aussi à la philosophie, d’affirmer qu’une norme doive les enclore, les canaliser, les guider.
« C’est à toi de trouver ton propre chemin, de devenir ce que tu es. Je ne te demande pas de te plier à la moindre discipline extérieure à ta volonté. Je sais seulement de quelle manière tu dois chercher, pour trouver ce que tu désires le plus au monde, comme tout être humain : le bonheur. »
« Mon petit, je vais t’enseigner comment vivre, car moi je sais... Si tu m’écoutes, si tu te tiens bien, si grâce à moi tu comprends, tu sauras enfin ce qu’il faut faire ! »
En effet, il suffit à tout un chacun de regarder autour de soi pour constater l’omniprésence du bonheurisme philosophique. À quoi bon souligner ce que tout le monde a sous les yeux ? La question qui importe n’est pas le constat : de cette pseudo-philo supposée garantir le bonheur, tout est visible, offert, à disposition. Il ne s’agit donc pas de la découvrir, encore moins d’en établir l’existence. Il faut seulement se demander pourquoi elle suscite si peu de moqueries et de protestations, sur quels postulats elle repose, comment elle s’est mise en place, à quoi elle sert, à quel besoin elle correspond. Pourquoi donc acceptons-nous de subir sans broncher cette langoureuse mélopée du bonheur philosophique qui s’est mise à nous bercer, depuis quelque temps, de ses aimables conseils, ses suaves préceptes, ses encouragements attentionnés ? Elle nous entoure et nous enfume, me semble-t-il, d’une doucereuse atmosphère de sacristie, d’une malsaine ambiance de clergé. Le chœur involontaire des philosophes du bonheur me fait songer à ce groupe vocal qui s’est dénommé « Les prêtres » et enregistre, avec un déconcertant mélange de conviction et de componction, les vieux tubes qui cartonnent dans les hospices.
Frédéric Lenoir médite également sur le bonheur, l’explique, le conseille, l’apprivoise et vous encourage, philosophes anciens ou orientaux à l’appui, à devenir heureux par « la connaissance philosophique, entendue comme exercice spirituel », car « elle permet la libération de la joie enfouie dans le cœur de chacun ». Bertrand Vergely ne cesse d’écrire que le bonheur est bien ce que la philosophie vise, procure, permet.
Le plaisir est le but et le guide de toute vie, l’hédonisme en est la juste doctrine, le bonheur est à portée de présent, là, ici et maintenant, ancré dans l’instant. La philosophie nous y ramène en dissipant les illusions, les arrière-mondes, les faux-semblants qui nous gâchent l’existence.
" Le but de la philosophie est la sagesse, donc le bonheur. " Il rappelle combien ce n’est pas là simple avis personnel, mais bien l’un des jugements les plus anciens et les mieux attestés de toute la tradition philosophique. Il fait sienne, à quelques nuances près, la définition fameuse qu’on prête à Épicure : « La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse. »
L’envie me vient de me frotter les yeux, de me demander d’où peut bien surgir cette soudaine harmonie. Sans être extrêmement vieux, je le suis assez pour me souvenir d’un autre temps. Où l’on disait, très couramment, que le bonheur n’était pas une question philosophique. Où nul ne songeait – chez les professeurs, les essayistes, les intellectuels – à rendre plus sereine ni plus jouissive l’existence de ses contemporains.
:Plus on est heureux, moins on prête attention au bonheur ".
Alberto Moravia.
Cette image générale attribue une mission première à la philosophie : nous faire atteindre le bonheur. Cette image prête à la philosophie, avant toute chose, la capacité de fournir, à ceux qui le veulent, les moyens d’être enfin sereins, apaisés, équanimes, épanouis. Ce bonheur-là – banal bien-être anesthésié – n’a vraiment rien, à mes yeux, de désirable ni d’intéressant. Mais, on l’aura sans doute déjà compris, ce n’est pas principalement le bonheur qui m’intéresse dans ce livre, mais la philosophie. Les différentes conceptions du bonheur – définition, description, place dans l’existence, accessibilité... – occupent de longue date des bibliothèques entières. En revanche, l’obsession de rendre heureux qui a récemment envahi la philosophie n’a suscité que bien peu d’analyses.
La philosophie rend heureux ! Voilà ce qu’on nous chante, à présent, presque partout. Sur tous les tons, tous les rythmes, avec des orchestrations variées, mais avec toujours ce même refrain :
« Un peu de philosophie, votre vie se vivifie,
Et si vous persévérez, le bonheur est assuré ! »
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui veut encore gouverner ? Qui veut obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.
Merveilleuse innovation ! Le temps est supprimé, l’effort est supprimé, le réel est supprimé.
Exergue de la deuxième partie :
Laissez-moi fuir la menteuse et cruelle illusion du bonheur!
Donnez-moi du travail, de la fatigue, de la douleur et de l'enthousiasme!
George Sand, La Comptesse de Rudolstadt
La philosophie enseigne à faire, non à dire. (Sénèque)
On vit petitement si l'on pense petitement. On vit librement si l'on pense librement. La pensée n'est jamais sans conséquence sur notre existence, personnelle ou collective.
Pour faire de la philosophie, il me semble, finalement, qu'il faut être à la fois ambitieux et très modeste. Très ambitieux, parce qu'on ne cesse pas de vouloir tout comprendre, tout résoudre, tout analyser. Et puis très modeste, parce qu'on ne doit jamais oublier que ce but n'est pas totalement accessible, que nos moyens sont limités, et que l'effort est sans fin.