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Citations de Roger-Pol Droit (345)


Au commencement et à la fin, les autres
Les trois pistes ici esquissées n'ont en fait qu'un unique point de départ et d'arrivée. C'est les autres, leur présence et leur parole. L'économie de la parole est une économie circulaire. Si on l'oublie, on parle tout seul, donc on ne parle plus. La responsabilité personnelle des paroles n'a d'existence qu'envers les autres, par et pour les autres. Les décisions que je prends de parler ou de me taire, d'user de certains mots et d'en bannir d'autres, d'adopter telle attitude ou tel ton, n'ont de sens que par rapport aux autres. Un être « parlant» est, en fait, par essence, « parlant aux autres » -et non à lui-même, ni au néant. Il répond aux autres et répond d'eux. Ne plus le savoir revient à s'exposer à la disparition de soi-même, dans la solitude hallucinée et la toute- puissance fantasmagorique, et à provoquer éventuellement la disparition réelle des autres après les avoir effacés symboliquement de l'espace des échanges. L'équilibre entre émotions et raison, lui aussi, part des autres et y conduit.
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Piste 3. Réinventer des formes et des silences

[... ] Parmi les premières choses que l'on apprend à l'école: tout le monde ne peut parler en même temps, attendre son tour est indispensable, ne pas interrompre les autres est nécessaire. II ne serait pas superflu que des équivalents de ces règles soient imaginés pour les réseaux sociaux, et appliqués à grande échelle. L'attention accordée à l'importance et au respect des tours de parole, comme autant de codes sociaux qui structurent nos interlocutions, pourrait être une indication.
[... ]
Et, surtout, qu'on réapprenne à se taire ! Car la parole est par définition discontinue, comme l'écriture a besoin de blancs et d'espaces pour se constituer. Parler tout le temps n'est pas parler. Il est aussi important de savoir quand et comment s'abstenir que de trouver quoi dire au bon moment. L'un ne va pas sans l'autre. L'économie de la parole est aussi une économie du silence. Toutes les traditions l'ont su. Nous l'avons oublié.
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Piste 2. Rééquilibrer la relation émotions-raison
[... ]
Entre parole émotive et parole rationnelle, il ne s'agit pas de choisir. Il faut plutôt sans cesse s'efforcer de les équilibrer : enrichir l'apport de l'une par la force de l'autre, compenser les inconvénients par les vertus sur chaque versant. Ce mouvement est permanent, jamais figé. Lui seul permet à la parole de demeurer sensible et vivante sans être dominatrice, et de garder raison sans se dessécher. Or cette économie souhaitable est fort éloignée de ce qu'on observe à présent.
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Piste 1. Réendosser la responsabilité personnelle de ses paroles
Toute parole a des conséquences. Elle construit ou détruit. Elle n'est jamais sans aucune importance, aucun poids, aucun effet. Presque toutes les traditions du monde I'affirment. Nous l'avons presque oublié, nous n'y pensons plus. Si nous commencions à garder de nouveau cette vérité en tête, nous commencerions peut-être à changer d'attitude, à parler différemment - au sens où nous aurions repris conscience de la richesse de ce patrimoine et de notre responsabilité d'être parlant à son égard.
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La stratégie woke consiste alors à réinvoquer des oppressions historiques, à traquer des injustices encore inaperçues, pour imposer sa parole au nom de victimes jusque-là maintenues dans l'ombre. C'est d'ailleurs pourquoi les collectifs woke se constituent uniquement autour de choix sexuels identiques, d'appartenances ethniques identitaires, de singularités physiques ou psychiques similaires. Ce faisant, ils se retrouvent paradoxalement exposés à l'engrenage, à la fatalité, d'une segmentation infinie. Car la moindre différence peut toujours susciter des risques potentiels de domination et de préséance, donc de tensions et de désunions. Au sein de ces groupes, les individus ne parlent pas véritablement les uns aux autres, mais pensent s'exprimer d'une seule voix, comme un « groupe-individu ». Au jeu des sommations identitaires, I'individu finit par se perdre.
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« Ne pas pouvoir se dérober, voilà le Moi », disait Levinas. En réalité, le moi n'existe et n'est assuré que si on ne se dérobe ni au corps, ni aux autres, ni au collectif, ni à sa propre responsabilité à l'égard de tout cela, une responsabilité qui se décline à travers une parole endossée et canalisée. Il se pourrait donc bien que nous arrivions au bord de cette étrangeté, où le sentiment de soi se dérobe à travers cet ultime délestage, subi ou attisé : le délestage de soi. En se combinant, les délestages successifs que nous avons évoqués conduisent à une série de séparations considérées comme aliénantes. Car d'une séparation à l'autre, l'ancrage corporel distendu, la réalité des autres larguée, le souci réel du collectif estompé, les repères spatiaux et temporels brouillés, que reste-t-il, sur quoi venir buter, pour construire sa propre réalite, son existence à soi? Rien à quoi se heurter pour se construire.
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Notre époque se présente aussi comme celle d'une érosion, d'un effacement de I'idée même de responsabilité. L'impression qui submerge tout, dans les marées numériques et dans I'écume des tweets, est que règnent futilité et méchanceté, humeurs de l'heure - ironiques ou mordantes -, blagues bêtes, vulgarité et mépris. Pas seulement, certes. Mais très largement. Avec une forme d'irresponsabilité permanente, affichée, qui imprègne le flot des messages. Comme si toute parole, parce qu'instantanée, destinée à disparaître aussitôt qu'émise, était sans incidence aucune. Mort-née, somme toute.
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Ce qui fait le plus défaut n'est pas la possibilité de s'exprimer, ni la volonté de changer la société, ni même le souci des mesures à prendre. Ce qui manque, cruellement, c'est essentiellement le sens du collectif. Si l'on s'en déleste, parfois sans même s'en apercevoir, c'est parce qu'il suppose d'écouter autant que de parler, parce qu'il implique de faire place à l'autre, à son existence, ses paroles, sa réalité, sa divergence, même si elles gênent.
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Sa question centrale est : comment construire un monde moderne qui ne soit pas totalitaire ? La massification totalitaire se révele antipolitique en cela qu'elle projette de remplacer la pluralité par un modèle humain unique. Sous l'emprise totalitaire, paroles et actions convergent pour fabriquer un homme nouveau, dont tous les exemplaires parlent, pensent et agissent identiquement. Eradiquant la pluralité, les totalitarismes détruisent I'humain.
Mais il est illusoire de croire que l'individualisme forcené fasse mieux. Il aboutit au même résultat par des voies opposées. Bien sûr, si chacun pense ce qu'il veut, dit ce qu'il pense et agit dans son coin, la pluralité semble effectivement maintenue, voire intensifiée. Mais cette "atomisation", cet isolement de chacun, a pour effet l'annulation d'un monde commun, son remplacement par un « chaos d'intérêts individuels ». L'humanité se détruit aussi en perdant le sens et la dimension de son existence collective.
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Parmi les penseurs contemporains, c'est Hannah Arendt qui a le plus rigoureusement élaboré la philosophie de cette parole collective constitutive du politique. Elle rappelle que ce qui fonde l'humanité, c'est la pluralité : des êtres humains uniques, donc dissemblables, mais égaux, et voués par là même à s'organiser pour construire ensemble une société. Ce qui permet aux humains de décider en commun des actions qu'ils veulent mener, insiste la philosophe, c'est justement la parole. Elle constitue la condition première, essentielle, du politique - sous la forme de délibérations à plusieurs, d'échange des expériences et des perspectives disparates, de recherche de compromis et de solutions acceptables par tous.
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Il y a là une gravissime confusion entre le droit à la parole et le contenu de ce qu'on dit. Oui, tous ceux qui parlent se valent. Non, tout ce qu'ils disent ne se vaut pas. La personne émettant un message est par elle-même respectable. Ce qu'elle dit peut ne pas l'être. Je peux donc, et dans certains cas je dois même, combattre ses affirmations, ce qui ne signifie nullement disqualifier cette personne. De même, rectifier une erreur de calcul ou une faute de logique ne saurait marquer un mépris quelconque envers l'individu qui les a commises. Ce sont là des évidences élémentaires, rudimentaires même. Malgré tout, elles sont en train de s'estomper. Du désaccord au mépris, le glissement est de plus en plus fréquent. Entre paroles et personnes, I'assimilation s'intensifie : chacun est ce qu'il dit, se trouve confondu avec ses propos. On ne condamne plus une phrase, mais un être humain. Si la phrase est abjecte, on se convainc que la personne l'est également.
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Chaque fois, trois éléments participent à la genèse du génocide.
D'abord la ségrégation, qui commence dans l'imaginaire et les représentations avant de se poursuivre dans les faits. Une partie de la population se trouve présentée inférieure et dangereuse, soupçonnée d'être à la fois différente et malfaisante. La construction de cette mise à l'écart mobilise des fantasme.
[... ]
Les génocides du XXe siècle ont pour condition l'avènement d'une parole toxique globale, qui s'impose à tous, sans même que chacun en ait clairement conscience. La radio des Mille Collines en fournit un exemple simple, parce qu'il est circonscrit et limité. La langue du IIIe Reich, on va le voir, est plus complexe et retorse. Le but de la parole totalitaire est constant : forger les manières de penser, canaliser les émotions, formater les actes. Le dressage passe par des tournures de phrase, des vocables nouveaux, des usages insolites de termes usuels. Cette langue inventée doit enfin être diffusée massivement. Le troisième élément indispensable aux processus exterminateurs, ce sont les moyens de communication de masse. Il faut que la parole du pouvoir soit partout, qu'elle se fasse entendre sur les ondes, dans les rues, les places, les institutions, aussi bien que dans les foyers. Elle doit habiter les consciences tout autant que les discours officiels. Omniprésente et intime. Sans délai, sans intermédiaire. Sans échappatoire. Pour instaurer l'emprise totalitaire.
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Une manière simple mais efficace de distinguer ces deux versants est de chercher si l'on peut répondre ou non à la parole du pouvoir. Si la réplique est possible, usuelle, aisée, si chacun peut dire pourquoi il est en désaccord avec l'autorité sans être poursuivi, bâillonné, persécuté, alors on a affaire au modèle démocratique. Au contraire, dès que la parole venue d'en haut est sans réplique possible, que toute critique comporte un risque, toute contestation une sanction, que tout écart suscite une censure et une répression, le diagnostic de totalitarisme ne fait guère de doute.
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Seul problème : cette vérité incarnée, placée au poste de commande du politique, devient dictatoriale. Parce qu'elle est une et absolue, tout ce qui s'oppose à elle doit être détruit, éradiqué dans l'œuf. La parole vraie, quand elle gouverne, est totalitaire. Platon a ainsi quand elle inventé la matrice de tous les totalitarismes. Toutes les mesures qu'il imagine concourent à formater la parole en même temps que les esprits.
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Là est le scandale. Absolu. L'hommne juste est condamné pour rien. Lui qui parle vrai est discrédité par la rumeur, les ragots, les erreurs. Lui qui combat les propos vides se trouve vaincu par eux. Lui qui veut éveiller meurt de l'aveuglement de ses concitoyens. Et cette iniquité complète est parfaitement légale. Le comble du scandale est politique. La démocratie, régime de paroles, en condamnant à mort homme le plus juste et le plus vertueux habitant en son sein, se serait-elle condamnée elle-même ? A cette question, son disciple Platon répond oui, sans hésiter.
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La source du mal réside dans le fait de parler d'un homme « alors qu'il n'est pas présent ». Plus que la critique ou la moquerie, c'est la parole prononcée au sujet d'une personne en son absence qui retient l'attention. N'étant pas présente, elle n'est pas informée, ne peut répondre, se trouve en quelque sorte anéantie.
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C'est toujours ad hominem que s'exerce la parole négative. C'est en cela qu'elle est source de destruction d'individus ou de communautés. La précision est importante, car une confusion se produit souvent entre la dureté possible des échanges et des critiques et la parole destructrice. Or ce n'est absolument pas la même chose. Il est possible d'être en total désaccord avec quelqu'un, de lui expliquer pourquoi, d'écouter ses arguments, d'y objecter si besoin est, sans pour autant discréditer sa personne, sa réputation, son caractère ou sa vie privée. Il est légitime de vouloir rectifier des erreurs, dissiper des illusions, manifester des oppositions. Et de le faire parfois de manière frontale et abrupte. Cela n'implique en rien de dire du mal de ses adversaires, de tenter de les salir et de les discréditer. Il s'agit de combattre leur point de vue. Cette lutte, nécessaire et suffisante, n'a besoin de rien d'autre que d'arguments, de raisonnements et d'explications. Elle se poursuit paroles contre paroles, objections contre affirmations.
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Pensant que la médisance ou le mépris sont destinés juste à faire rire, ou sourire, un court instant, et qu'ensuite tout s'efface et se dissout. Ce n'est pas le cas. Parce que le mal chemine. De deux manières : au coeur de la personne atteinte, chez qui la souffrance peut s'accroitre et perdurer, et dans la collectivité, où ce qui a été dit une fois se répète et se multiplie. La dynamique de la parole toxique a donc deux faces : l'une interne à l'individu qu'elle touche, I'autre externe par sa diffusion sociale. C'est ainsi que sa nocivité s'intensifie. Avec le temps, la meurtrissure intime et le partage collectif s'approfondissent. La blessure finit par saigner, les injures se transforment en coups. Les mots ne tuent pas seulement comme des couteaux ou des balles. subitement. lIs peuvent faire mourir comme des virus, multipliant leurs effets dans un corps, se répandant dans une population, finissant provoquer des hécatombes. Génocides, massacres de masse, épurations ethniques sont des effets de la parole toxique, parvenue à sa destructivité ultime.
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Certe dimension imaginaire est d'une tout autre nature que I'utilitaire, la communication pratique. La parole ouvre à des idées, notions et représentations qui mettent en jeu une création sans fin. Mythologies, poésies, littératures et sciences en découlent. Tout l'univers humain - cultures, religions, savoirs et politiques- est rendu possible par les glissements progressifs des notions, dont aucune jamais n'est rivée une fois pour toutes à un usage unique. En ce sens, la parole est créatrice et non descriptive. Elle ne se contente pas de dire le monde. Elle crée des multitudes de mondes. Elle ne décalque pas la réalité, immuable et unique, elle en produit sans cesse de nouvelles. Pour le meilleur comme pour le pire.
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Savoir qui parle, pouvoir répondre, et que chacun reprenne conscience du poids de ses paroles, voilà des axes généraux, simples à formuler, à retenir. Les détailler est moins rapide, les mettre en œuvre plus ardu.
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