Holoï,
Philippe Pratx*****
(cinq étoiles très différentes mais tout aussi étincelantes pour chacune de ses oeuvres écrites)
lecture en juin-juillet 2023
Livre défi, et moi d'ajouter sacré défi. Il m'a fouettée, enrubannée (pas pour la déco mais pour serrer mon cerveau qui a failli exploser), laissée interdite pendant des jours entiers et provoquée à sillonner, slalomer entre techniques, mondes oniriques, fantastiques, freaks au grand coeur, hurluberlus attendrissants et zombies revenus sans même pouvoir faire peur. Autant perdue dans les vers alexandrins holorimés qu'invitée à trouver les sens et les émotions que je cherchais. Comme lectrice j'étais comblée.
J'ai lu trois romans de
Philippe Pratx,
le soir Lilith,
le Scénar et
Karmina Vltima pour mon plus grand plaisir de lecture et de découverte, et à chaque fois la langue et le récit m'ont tenue en haleine, par des détours et des détournements, par un pas de côté de la ligne droite (qui est souvent idéalisée mais ne me donne pas le vertige que je cherche dans l'écriture).
Holoï fut difficile, avoue l'auteur, branle-bas de combat avec mots, rimes, phonétique, détours à contre courant, « contorsions » sans nombre, ne pas lâcher le sens, en trouver d'autres plausibles et acceptables par notre « matière grise ».
La jonglerie purement technique et oh combien redoutable, s'est emparée de moi, en crise au désespoir, pour me gratifier finalement d'un moment de lecture réjouissant.
Huit chapitres, huit contes fantastiques ou huit holoïs, comme vous voulez, chacun une histoire venue d ‘ailleurs avec des personnages clowns tristes ou arlequins sans masque, Lilith à la beauté démoniaque et quelques agents secrets des années soixante.
J'ai commencé la lecture par la fin où
Philippe Pratx nous dévoile sa technique d'écriture et aussi le travail à la fois herculéen et bénédictin, accompagné, naturellement, de doutes, d'hésitations, du plaisir du jeu et du devoir du sérieux sous le costume facétieux de l'Arlequin.
Cameraman dans l'ombre,
Philippe Pratx fait glisser son objectif sur ses personnage au ralenti la plupart des fois, ou en loupe furieusement grossissante quand un éclat dans les yeux, un ride au coin de la bouche ou un rictus à la commissure des lèvres l'invitent pour un arrêt d'un long paragraphe : « Cette bordure de la partie médiane de la lèvre supérieure qu'on appelle « arc de Cupidon », juste sous le philtrum et couronnant une pulpe charnue, était chez cette jeune beauté un objet d'admiration absolue pour l'artiste, et il en ferait un des points les plus troublants de son tableau. »p.133
En lisant les holoïs, « des vers qui riment tout entiers, de la première à la dernière syllabe »,
Haruki Murakami me revient à l'esprit, et en particulier
Kafka sur le rivage que j'ai lu récemment : personnages qui cherchent à revivre un souvenir, à trouver ou retrouver un équilibre, un sens, une lumière dans leur nuit intérieure, une source d'eau fraîche pour leur grande soif de connaissance. Sur le chemin le lecteur est accueilli par «des suites de mots souvent insanes et baroques », selon les mots de
Philippe Pratx, un fil rouge caravanier, guide et lien entre les pages, les contes et leurs héros : c'est l'esprit de l'auteur, le jeu libérateur et le sens indispensable conducteur. Tout rime du début à la fin.
La fin du holoï Arlequin est comme un nouveau départ, ou plusieurs, avec tous les adams de a à z, vers un point initial, originel, non pas vers la pomme mais vers ses pépins en rosace aux 5 carpelles.
Une invite brillante et réjouissante à quelques interrogations, chacune en appui sur une losange de l'Arlequin.
La perfection n'est pas aimable (« lovable »), et les maladresses qui s'écartent, même imperceptiblement, de la perfection, ne font que rendre encore plus précieuse la qualité imparfaite de l'oeuvre, cette recherche permanente, comme un sablier qu'on n'arrête de tourner, de mettre la barre encore plus haut, de fouiller tous les recoins de la langue , de la littérature, de l'histoire, des arts, de la création, d'une transmission qui nous lie à ceux comme nous de tous les temps.
La contrainte oulipienne que s'est donné
Philippe Pratx, celle de placer à proximité l'un de l'autre les alexandrins holorimés, et non au début et à la fin du récit comme son poète d'inspiration
Raymond Roussel, fut pour moi lectrice une belle musique de lecture, une contrainte technique imposée à la création, que je salue bien bas, et quelques sens surprise dans la langue des oiseaux.
La langue de
Philippe Pratx est jouissance intellectuelle, sensorielle, émotionnelle , elle provoque, danse, tourbillonne, se met en funambule sur la corde raide et descend après avec un énorme éclat de rire devant les yeux des lecteurs, épatés et souvent incrédules.
Ce fut pour moi « Un comprimé effervescent » qui « m'a sacré,
Incompris. Mais FRV-100 est massacré !»p.99
Fouillée, recherchée, exploitée, poussée dans ses retranchements les plus cachés , dosée, équilibrée, autrement dit : soigneusement maniée pour en faire une immense émotion.
La lecture de Holoï en lenteur exigée, je l'ai faite en dégustant un texte prolifique en clins d'oeil évocateurs, abondants, même surprenants, références, comparaisons, détours, tours et détournements autour du rêve et du cauchemar, sans eux où en serait le discours ?, des désirs les plus fous et des audaces périlleuses des personnages et de leur créateur, et des questions en nombre grisant profondément ancrées dans le vivant d'hier, d'aujourd'hui et de demain.
Adam Z. du Holoï Arlequin tente un voyage incroyable et improbable dans le passé, car « Le futur ne le tentait pas du tout. Réémerger dans un avenir lointain sur une terre ravagée par l'avidité et l'arrogance des humains ne suscitait en lui qu'angoisses et cauchemars. Un avenir plus proche ne lui inspirait pas de pensées plus positives : agonie de la nature malmenée, essayant de se défendre avec la violence du désespoir ; règne de bêtes brutes gavées de fortunes insolentes et n'ayant plus d'humain que le nom ; misère morale et souvent matérielle de hordes désolidarisées, infantilisées, robotisées, trépanées de leurs âmes, sous contrôle absolu et permanent, réduites à une fonction d'avaleurs de graisses, de décibels abrutissants, de téraoctets, d'addictions frelatées ; chaos technologique ; agonie de la culture vidée de sa substance… »p.121
Vers holorimés, travail d'arrache-pied , technique audacieuse rendue vibrante par l'indispensable élément de souffle et de chair qui respire dans toute l'oeuvre de
Philippe Pratx, la citation qui suit, décrivant une héroïne de ses holoïs, me semble-t-il, lui va comme un gant : « personnalité marquée du sceau de l'exigence en toute chose, du dépassement de soi-même » p.14.
Et pour finir, un très grand Merci à Philippe pour m'avoir offert la réjouissance de cette lecture.