"Le plus important, c'est le souffle.
La respiration calme et lente, la patience du souffle; il faut d'abord écouter son propre corps, écouter les battements de son coeur, le calme de son bras, de sa main. Il faut que le fusil devienne une partie de soi, un prolongement de soi. Avant même la cible, l'important c'est soi-même. Il faut organiser l'espace, qu'on se trouve sur un toit, derrière une fenêtre, n'importe où, il faut le contrôler, le faire sien. Rien de plus ennuyeux que le passage d'un chat dans son dos, ou l'envol d'un oiseau. Il faut être soi et rien d'autre, l'oeil dans sa lunette, le bras métallique tendu vers la cible, pour le rejoindre. Depuis mon toit je parcours les trottoirs, j'explore les fenêtres, j'observe les gens vivre. Je peux les rejoindre d'une pression sur la détente. Ce n'est pas simple, bien au contraire, c'est un métier difficile qui demande précision et concentration. Les gens pensent uniquement au coup de feu et au résultat du tir. Ils ne savent pas que j'ai écouté les battements de leur coeur à travers le mien, que j'ai retenu toute émotion, que je me suis arrêté de respirer, juste avant de presser la détente, comme on dit, mais je ne presse rien, au contraire, je libère un chien de métal qui vient frapper un point de percussion qui enflamme une poudre qui propulse un projectile jusqu'à douze cents mètres et qui vous tue. Ou pas. ..."
Elle lisait, ses cheveux tombaient de chaque côté de son visage, elle avait seize ans, la guerre avait transformé sa vie, changé sa famille, ses habitudes, elle avait dû laisser l'école, travailler, vivre avec une tante qu'elle connaissait à peine, avec une folle et un combattant. je regardais ses mains sur les pages du livre, ses doigts sans bagues, ses avant-bras bronzés.
La première personne que j'ai tuée au combat, de près, c'était le second jour de la guerre. l'officier m'avait posté dans une maison à l'angle d'une rue, derrière une fenêtre du rez-de-chaussée et il m'avait dit si quelqu'un passe, tu tires. J'avais une kalachnikov, je suais tout ce que je pouvais, il faisait chaud et j'avais peur.
Au bout d'un moment j'ai vu arriver un homme avec l'uniforme ennemi. J'ai commencé à trembler, à hésiter, je ne savais pas si tirer ou non, je le voyais marcher comme ça tranquillement dans la ruelle, il n'avait pas l'air dangereux et pourtant quelque chose m'a fait pointer l'arme vers lui et tirer, une sorte de curiosité, l'envie de voir ce qui allait se passer. Mon fusil était en position rafale, j'ai envoyé quinze cartouches en trois secondes sans m'en rendre compte. À trois mètres de moi j'ai vu la surprise sur le visage de l'homme, ses yeux s"écarquiller pleins de douleur, son corps sursauter et se déchirer, sa chemise partir en morceaux, son sang gicler par -derrière contre le mur et je ne comprenais pas qu'il fallait que je retire mon doigt crispé de la détente, l'arme me secouait autant que le corps qui reculait sous les coups. Finalement il est tombé contre le mur d'en face, une plaie immonde s'est ouverte au niveau de son ventre, il en sortait des bouillonnements de couleur et de viscères, sa jambe droite s'est mise à trembler sur le sol, elle a battu très vite quelques secondes sans fin avant de s'immobiliser dans une dernière contraction. J'étais tout tremblant moi aussi et je suis tombé à mon tour derrière ma fenêtre, je ne voyais que cette jambe qui se convulsait, qui montrait les ressorts du corps en train de se défaire, la machine s'emballer. Mon biceps s'est mis à se contracter, j'étais électrique, je palpitais, je ne voyais rien, j'avais peur. Peur d'être moi-même là-bas contre le mur, peur de cette douleur surprise que j'avais vu sur le visage de l'homme ; j'avais peur de devenir un lézard qui se contorsionne dans son sang en perdant ses tripes et je me suis mis à pleurer en sanglotant comme si je m'étais tué moi-même, jusqu'à ce que l'officier revienne me chercher, je ne sais combien de temps après.
Sa main sur mon épaule et sa voix amicale m'ont remis sur pied, j'avais un peu honte de m'être laissé aller. C'est toujours cette jambe, cette contraction inhumaine que je revois dans mes cauchemars, pas le sang ni les visages des morts. Ce sont ces secondes d'agonie violente qui se sont imprimées dans ma mémoire et que je redoute jusqu'au fond de moi. Parfois, après un tir, quand la cible se tord sur le sol, je suis obligé d'éloigner la lunette pour échapper au souvenir du type de la ruelle.
Il faut s'habituer, apprendre à se dominer et à cacher ses faiblesses.
Je pensais à tout ça en regardant Myrna lire sur le balcon, et je me demandais quel était le souvenir qu'elle souhaiterait oublier, quelles images avaient pour elle la force et le danger des miennes - aucune, sans doute. Sa présence me calmait, sans qu'elle ait besoin de parler ou de faire quoi que ce soit, mais je sentais une vague tristesse m'envahir avec le soir qui tombait, je n'avais envie de rien, ni d'elle ni de quoi que ce soit d'autre...
Le tir est avant tout une discipline. Il faut se retenir, se comprimer, se refermer, se concentrer dans la cible jusqu'à disparaître soi-même dans la lunette pour ensuite se libérer, s'ouvrir et se laisser couler comme une goutte d'eau. Il faut fabriquer une relation entre soi et les choses, un lien direct qu'on appelle trajectoire ; il faut l'imaginer, la suivre comme un chemin. Il faut s'abstraire du monde, se retirer petit à petit dans le recoin irréel de la mire jusqu'à se perdre dans les reflets infinis des lentilles.
Je comprenais bien que toutes ces vies n'étaient que des cercles flottant librement les uns à côté des autres et qui parfois se croisent, tout comme la vie de ce civil croise ma ligne de mire, par hasard, parce qu'à ce moment-là je regarde vers lui et que lui, à cet instant, pense que son monde est inaccessible et ne se méfie pas, dans une géométrie complexe de cercles et de droites, d'intersections; j'ignorais que le cercle que je traversais d'une balle avait des conséquences indirectes sur mon propre monde, que chaque cartouche tirée modifiait petit à petit l'équilibre que j'avais construit jusqu'à le rompre et qu'en réalité tous ces cercles, toutes ces droites et ces trajectoires étaient liés les uns aux autres dans un espace mystérieux.
Le tir est avant tout une discipline. Il faut se retenir se comprimer, se refermer, se concentrer dans la cible jusqu'à disparaître soi-même dans la lunette pour ensuite se libérer...
Je regrette toujours de ne pas voir de près l'effet de mes balles. Le tir est comme une drogue douce, on en veut toujours plus, de plus beaux, de plus difficiles.
Quand on voit la cible que l'on souhaite atteindre on l'efface en la désirant on la repousse en la rejoignant.
On ne pensait absolument pas à la guerre, à l'époque, mais aux problèmes, politiques, économiques, internationaux, on voyait les armes pousser comme des feuilles au printemps mais on n'imaginait pas la transformation définitive qui allait ce produire.
...que ce n'est pas moi qui fabrique la guerre, que c'est l'inverse, que c'est elle qui provoque ces minuscules fêlures, ces craquements insignifiants dans le destin qui petit à petit le transforment complètement, comme une cicatrice bouleverse un visage.
Grand entretien de clôture avec Mathias Enard - Modération par Zoé Sfez - dimanche 2 octobre 2022, 17h30-18h30 - Château du Val Fleury, Gif-sur-Yvette (Paris-Saclay)
Festival Vo-Vf, traduire le monde (les traducteurs à l'honneur)